Barbara Cassin, dont la vie intellectuelle s’articule autour de la traduction, dirige avec Nicolas Ducimetière la publication d’un livre magnifique qui accompagne l’exposition de la Fondation Bodmer : Les routes de la traduction. Babel à Genève.
Barbara Cassin et Nicolas Ducimetière (dir.), Les routes de la traduction. Babel à Genève. Gallimard, 336 p., 39 €
D’emblée, Barbara Cassin concède que la publication de cet ouvrage, placé sous le signe de la « littérature mondiale » et dont « cinq piliers soutiennent la construction : Homère, la Bible, Dante, Shakespeare et Goethe », est « très liée au monde européen de la littérature ». Elle n’a pas tort, et ce localisme s’inscrit dans le droit fil de son Vocabulaire des philosophies européennes, que Pascal Engel a commenté dans nos colonnes, mais cela n’empêche pas Les routes de la traduction d’embrasser avec brio une problématique universelle : la traduction en tant que vecteur de circulation des œuvres et, in fine, du bagage culturel qui les accompagne.
En effet, les textes, mais aussi les genres, voyagent dans l’espace – d’un pays à l’autre, d’une culture à l’autre – et dans le temps. Ils apparaissent, disparaissent et surgissent à nouveau, sous une forme autre mais « semblable », et l’un des multiples intérêts de ce livre est de nous fournir quelques cartes relatant ces périples, qu’on ne peut s’empêcher de qualifier, en bon « littéraire européen », de véritables odyssées. Prenons la comédie, par exemple, avec l’essai de Pierre Letessier : « La transmission de la comédie nouvelle grecque des IVe et IIIe siècles av. J.-C. (la Néa) jusqu’à l’époque moderne s’est assez curieusement faite par deux routes distinctes, la première menant des pièces de la Néa aux comédies romaines, la deuxième de celles-ci aux textes classiques. Si l’on s’en tient aux représentants les plus illustres de chacune de ces comédies, tout en ayant bien en tête que ces noms emblématiques cachent chaque fois de nombreux auteurs, on est donc passé de Ménandre à Molière par l’intermédiaire de Plaute et de Térence, mais en perdant quasiment le premier. »
Pierre Letessier explique ensuite en détail comment des scènes écrites dans l’antiquité grecque ont été reprises par les Romains, puis par les classiques, mais il s’intéresse également à la réception critique de ces œuvres au cours du temps, tant du point de vue du fond (« le célèbre gag des mains, que Molière a repris dans son Avare à La Marmite de Plaute », critiqué jadis au nom du bon goût et de la bienséance [Antoine Bret], ou de la vraisemblance [Fénelon]) que de la forme, quand Letessier aborde le redécoupage des textes de théâtre en actes et en scènes, une pratique qui « n’existait pas à l’époque de Plaute ou de Térence », et qui s’est formalisée au XVIIe siècle. Or cette opération, « loin d’être neutre, crée un rapprochement […] entre les comédies antiques et classiques […] et pose explicitement sur le texte antique un filtre qui corrige et invite à lire » Térence ou Plaute comme s’ils avaient écrit au XVIIe siècle. Ainsi, Letessier nous fait comprendre que cette route qui relie Plaute à Molière « a fonctionné dans les deux sens », en ce que l’auteur français a eu une influence considérable sur la lecture des comédies latines.
Martin Rueff, dans un essai tout aussi brillant et érudit que le précédent, développe une idée similaire à propos de l’étrange communication à double voie qui s’établit entre Poe et son traducteur Baudelaire. En effet, Baudelaire écrit à propos de Poe : « La première fois que j’ai ouvert un livre de lui, j’ai vu avec épouvante et ravissement, non seulement des sujets rêvés par moi, mais des PHRASES pensées par moi et écrites par lui vingt ans auparavant ». C’est pourquoi, avance Rueff, quand Baudelaire traduit Poe, il « cherche un mot à mot qui soit un phrase à phrase – il veut la phrase de Poe en français ». À la suite de bien d’autres, Rueff s’interroge sur les raisons qui ont poussé Baudelaire à ne traduire que la prose d’Edgar Poe, laissant – léguant, pourrait-on dire – à Mallarmé la traduction des poèmes. Il apporte ici une réponse éclairante en proposant deux motivations possibles pour ce choix : d’une part, la figure du poète moderne que l’Américain incarnait pour Baudelaire – tous deux considéraient « le Progrès, la grande idée moderne, comme une extase de gobe-mouches » – et, d’autre part, le fait qu’en traduisant Poe Baudelaire inventait sa poétique du poème en prose.
La vingtaine d’essais que comprend cet ouvrage est de la même aune, chaque auteur est un expert du sujet dont il traite et sait le mettre à la portée de tous. On passe ainsi avec un égal bonheur de l’Égypte ancienne aux contes orientaux, d’Homère à Goethe, de Tintin à Heidi, du « cas Luther » aux traductions de l’Ancien Testament et de Byron à Shakespeare, le tout formant un ensemble structuré et cohérent.
Mais ce livre présente une autre caractéristique essentielle et au moins aussi importante que la qualité des textes qui le composent : son iconographie. Elle est somptueuse ! Bien évidemment tirée des trésors de la bibliothèque privée de la Fondation Bodmer, elle illustre chaque fois le thème abordé en présentant des reproductions des textes cités, souvent en de multiples versions/éditions/sources/, etc., mais elle l’élargit systématiquement en faisant suivre chaque essai d’une série d’illustrations commentées qui prolongent et approfondissent ce qu’on vient de lire. En outre, la jaquette se déplie en une très belle reproduction 60 x 40 de la Cosmographie de Ptolémée. Dans son introduction, Barbara Cassin mentionne la « matérialité des œuvres elles-mêmes, avec leur fragilité, leur poids, leur reliure, leur absolue singularité ». Certes, Les routes de la traduction n’est pas un incunable, mais l’ouvrage n’en demeure pas moins un magnifique objet-livre d’une « absolue singularité », bien pensé, beau, et aussi riche pour l’œil que pour l’esprit. Cette somme d’essais est l’un des livres sur la traduction les plus intéressants qu’il m’ait été donné de lire, et l’approche historiographique adoptée permet de comprendre les idées, les problématiques et les clivages qui traversent cette discipline, souvent de façon plus claire et plus palpable que bien des traités.
Il n’est pas inutile d’indiquer pour conclure que l’exposition que ce livre accompagne se poursuit jusqu’au 25 mars 2018 à la Fondation Martin Bodmer, Cologny (Genève).