Sur le fil

Dans Un funambule, Alexandre Seurat nous emporte dans les méandres de la vie intérieure d’un homme qui se tient, tout au long de ce court récit, sur le fil, au bord du vide. Quitté par son amie Solenne, hanté par une relation maternelle conflictuelle, et incapable de retrouver ses « rêves perdus », son paysage intime semble peu à peu se noyer, au bord de la disparition. Après L’administrateur provisoire, Alexandre Seurat compose le récit d’une conscience fragilisée auquel il parvient à instiller une force onirique empreinte de suspense. C’est à cette tension, maintenue grâce à une écriture d’une précision acrobatique, que le lecteur reste accroché.


Alexandre Seurat, Un funambule. Le Rouergue, 84 pages, 12 €.


« Il sentait une pression en lui, il cherchait quelque chose, comme des rêves perdus, mais il ne trouvait rien. » « Comme des rêves perdus », l’expression extraite de Lenz de Büchner et placée en exergue d’Un funambule, résonne dans le récit avec une étonnante justesse. Comme le poète allemand Jacob Lenz, le narrateur d’Un funambule traverse une crise intime, où la vie semble devenir un fardeau, où les souvenirs heureux se perdent, et les repères s’effacent peu à peu. La perte et l’absence hantent le texte d’Alexandre Seurat qui révèle, dès les premières pages, tandis que le narrateur se baigne dans la mer, la douleur inéluctable et diffuse : « La densité de l’atmosphère lui faisait mal. Les vagues étaient devenues plus larges et déversaient le froid, avec le sel. Des images de suffocation revenaient, incertaines […] ». Le contact sensible du corps du narrateur avec le paysage extérieur, ici l’eau de mer, fait surgir la douleur et les images qui l’accompagnent.

Alexandre Seurat, Un funambule

Alexandre Seurat © Tina Merandon/Signatures

Alexandre Seurat dit bien l’ambivalence d’un dehors qui agit à la fois comme un élément apaisant et comme un révélateur de l’angoisse intérieure à laquelle se suspend le narrateur durant tout le récit. Lorsqu’il achète des fleurs pour sa mère, l’attachement et la fixation sur les détails et les choses matérielles soulignent sa peur, tout comme ils paraissent la calmer « Quelque chose achoppait en lui, quelque chose le prenait à la gorge, il regardait les gros boutons du tablier du fleuriste, recouverts de vichy bleu. » La douleur de vivre se déploie alors image par image. Images brutes du chagrin, images sensibles, presque palpables, d’une souffrance qui échappe aux mots : « À une époque quelque chose l’avait tenu à la vie, il avait essayé d’écrire […]. Il avait rencontré ceux qui réussissaient […]. Mais lui n’avait que des blocs de douleur dans les mains, qui ne composaient rien dont il aurait pu dire quoi que ce fût… »

Alexandre Seurat trouve pourtant les mots et l’écriture pour dire ces « blocs de douleurs », qui surgissent, impétueux, à travers Un funambule. Ils composent un récit à l’architecture complexe, traversé par des voix multiples entremêlées, des temporalités enchevêtrées à des variations de lumières vives et de sons dissonants. Les quelques quatre-vingts pages d’Un funambule recouvrent une densité narrative remarquable. Ses épaisseurs sont nombreuses, dévoilant l’état de crise du narrateur, où tout se mêle dans une incertitude vague, presque onirique. Certains paragraphes, qui paraissent reproduire le regard surplombant du narrateur-funambule, sont mis en retrait, révélant alors ces « blocs de douleur » et ces « couches de passé » saisis comme des corpuscules poétiques : « C’est comme voir et ne pas voir à la fois, ou chercher à comprendre quelque chose d’incompréhensible – alors sourire ». Alexandre Seurat restitue, dans cette construction générale de son récit mais aussi de ses phrases, les glissements d’une conscience troublée où les lumières, les voix des autres et les images se forment et se déforment sans limite « Seulement fermer les yeux : son esprit glissait, poursuivait des images à travers le noir, bruits coupants au-dedans de lui-même, poings dressés pour taper contre une porte fermée. […] Une voix inconnue lui disait, Tu tambourines à une porte qui ne s’ouvrira pas. »

Alexandre Seurat, Un funambule

Alexandre Seurat, Un funambule

Acrobate sur une corde tendue en hauteur, on imagine le funambule, d’un regard altier, traverser le monde à distance. Mais si Alexandre Seurat explore les moindres recoins de l’intériorité isolée de son personnage, il saisit également, avec virtuosité, les rapports troubles et les échanges brisés avec le monde du dehors. « De l’autre côté il y a les autres – il y a sa mère. Dehors ». Ce dehors, le narrateur semble l’avoir incorporé, dans toute sa démesure, à son paysage intérieur. Les membres de sa famille sont cernés dans toute leur ambivalence psychologique, cruels et maladroits : « Des yeux énormes le fixaient. Voilà le plus beau !, un mot dont l’ironie le déchira ». Sa mère, l’un des personnages les plus obscurs et vifs du récit, le hante jusqu’à la folie « Quand sa mère dormait, parfois il s’approchait d’elle, et s’étonnait toujours que son visage fût fermé dans une expression dure, il avait peur du sommeil de sa mère ».

Funambule en empathie avec le monde dont il se sent définitivement loin, équilibriste fragile, en hauteur, accroché aux autres et au passé, le narrateur apparaît comme un personnage complexe, souvent insaisissable. « Des mots encore, toujours des mots qui le retenaient et le manipulaient, il n’avait jamais su comment sortir des mots. » Dire et sortir des mots, saisir hors les mots un état intérieur bouleversé sans le manipuler ni le retenir, c’est à cette insaisissabilité poétique qu’Alexandre Seurat parvient à nous accrocher et nous attacher.

À la Une du n° 47