Niviaq Korneliussen a écrit son premier roman d’abord en kalaallisut (langue officielle du Groenland) puis en danois. Les éditions La Peuplade (Québec) l’ont fait traduire en français. Comme l’explique Daniel Chartier dans la préface, il ne faut pas y chercher de grandes étendues ou des communautés de pêcheurs. C’est un récit polyphonique contemporain, une quête identitaire qui va bien au-delà d’un questionnement sur la sexualité. Un roman d’aujourd’hui, débordant d’énergie.
Niviaq Korneliussen, Homo Sapienne. Trad. du danois par Inès Jorgensen. La Peuplade, 222 p., 21 €
Les vies de cinq personnages s’entrecroisent dans le milieu urbain de Nuuk, la capitale du Groenland. Les langues aussi se mêlent, avec une forte présence de l’anglais, véhiculé entre autres par les chansons et les réseaux sociaux. La traductrice du roman de Niviaq Korneliussen a habilement restitué ce plurilinguisme, ainsi que les changements de rythme dans la narration. Les personnages sont jeunes, pleins de doutes, s’étourdissent volontiers dans les fêtes, l’alcool, le sexe. Y aurait-il quelque chose de pourri, non au royaume du Danemark, mais dans cette île qui lui reste rattachée ? L’un des personnages, Inuk, a vécu au Groenland et au Danemark et entretient des sentiments contradictoires avec son pays de naissance : « Le Groenland n’est pas mon foyer. Je plains les Groenlandais. C’est pénible d’être groenlandais. Mais je suis groenlandais. Je n’arrive pas à rire avec les Danois ; je ne les trouve pas drôles. Je n’arrive pas à participer aux conversations avec les Danois ; je les trouve sans intérêt. Je n’arrive pas à me conduire comme les Danois ; je ne peux pas les imiter. Je n’arrive pas à avoir les mêmes valeurs que les Danois ; je ne les respecte pas. Je n’arrive pas à ressembler aux Danois ; je ne peux pas être blond. Je ne peux pas être danois avec les Danois ; je ne suis pas danois. Je ne peux pas vivre au Danemark ; le Danemark n’est pas mon pays.
Alors où est mon foyer ?
Si mon foyer n’est pas au Groenland, si mon foyer n’est pas ici, où est-il ? […] J’ai une incroyable nostalgie de chez moi, mais je ne sais pas de quel chez-moi j’ai la nostalgie ».
Les liens historiques avec le Danemark sont indéniables, Korneliussen évoque ce pays sans animosité. Mais la jeunesse groenlandaise, celle qui a connu l’émergence d’un gouvernement national, semble rêver d’Amérique plutôt que de Scandinavie, tout en conservant un ancrage (linguistique, notamment) sur son île. La société groenlandaise a ses difficultés (au premier chef, l’alcoolisme) que le roman suggère dans une atmosphère parfois étouffante où tout le monde connaît tout le monde. Non seulement le Groenland est une île (si vaste soit-elle), mais les LGBT y représentent une communauté restreinte.
La narration se fait essentiellement à la première personne, déclinée sous des formes classiques et actuelles : le journal (et son double, la page Facebook), l’échange épistolaire (et son double, le dialogue par SMS), l’incise (et son double lapidaire, le #). La langue est à la fois orale et écrite, à l’image d’une génération qui pratique au moins autant l’écriture de SMS que la conversation téléphonique. Elle reflète tantôt l’immédiateté, la frénésie, la vitesse, tantôt l’introspection, l’attente, voire l’ennui. Deux pôles qu’on retrouve aussi dans les chansons qui donnent leur titre aux parties du roman (et dont la référence détaillée figure dans la table des matières, adresse YouTube à l’appui) : les stars pop-rock du XXIe siècle alternent entre riffs électriques et mélodies au piano.
Malgré les pensées parfois violentes et les accès de mélancolie des personnages, il est beaucoup question de naissance ou de renaissance. La tonalité parfois adolescente s’explique : c’est la période où les interrogations sur l’identité sexuelle sont souveraines. Mais il serait plus juste de dire que Niviaq Korneliussen transcrit une intériorité de chrysalide, des identités et une nation en devenir ; certaines choses s’assèchent et se figent, d’autres se fluidifient et s’allègent. Les paysages qui intéressent le plus l’auteur sont ceux du corps et de l’âme, reflets des relations amoureuses, amicales ou familiales. On lit : « l’espoir ne sert à rien, l’espoir est déjà mort, a été recouvert d’une pierre tombale, Espoir, comme tu n’apparaissais toujours pas, j’ai réalisé que tu n’étais plus parmi nous », mais aussi : « But then again, j’entends Espoir dire ‟on ne sait jamais”. »
Selon le critique danois Jes Stein Pedersen, Homo Sapienne donne naissance à un nouveau genre littéraire, le « réalisme sexué sans filtre ». À n’en pas douter, ce roman à playlist bouscule les codes et fournit au Groenland une contribution majeure à la littérature actuelle.