Depuis l’échec politique des Arabes laïques et la réussite de la révolution iranienne, la question des relations entre religion et politique est revenue au premier plan. On feint de croire que ce serait seulement une affaire musulmane alors même que la première puissance mondiale écrit sur ses billets de banque sa foi en Dieu et désigne ses ennemis comme autant de représentants du Mal. Il est bon que ce soit précisément un musulman, Abdelwahab Meddeb, qui s’en prenne à cette politisation de la religion et le fasse au nom des « cultures d’islam ».
Abdelwahab Meddeb, Le temps des inconciliables. Contre-prêches 2. Seuil, 336 p., 24 €
Aux XIXe et XXe siècles, c’est dans beaucoup de pays que s’est posée cette question, qui a peu à voir avec celle de la laïcité telle qu’elle est proclamée dans la Constitution de la République française. S’il est clair qu’à l’heure actuelle elle touche prioritairement des pays musulmans, il faut voir là un fait d’actualité politique avant de spéculer sur les supposées spécificités de l’islam.
Quand les empires voisins ne lui reconnaissaient aucune identité politique, la Pologne s’est revendiquée catholique, comme faisait l’Irlande colonisée par les Britanniques. Et si les passeports des Grecs mentionnent leur religion, c’est que, après la prise de Constantinople par les Ottomans, l’identité grecque fut pensée en termes religieux : orthodoxes contre musulmans. À cette nuance près de la religion, la Sublime Porte perpétuait l’Empire byzantin et, loin de le détruire, lui redonnait une vigueur perdue de longue date. Nous, Français, devrions ne pas oublier que, durant ce que nous refusions d’appeler la « guerre » d’Algérie, le conflit opposait ceux que nous appelions « Européens » à ceux que nous définissions comme « musulmans » puisqu’il était hors de question de les dire Algériens. Bref, l’affirmation religieuse aura été pour beaucoup de peuples opprimés une manière de revendiquer une identité nationale déniée par l’occupant.
Et pourtant les circonstances actuelles nous incitent à penser que l’islam pose un problème particulier. Mettons que cela tienne à deux points précis, l’un culturel, l’autre théorique. Il est toujours délicat de s’accoutumer à vivre avec des gens formés dans une culture tout autre. Sur certains points comme la cuisine, on s’habitue à la différence et l’on finit par y trouver un grand plaisir ; sur d’autres, la différence des cultures peut apparaître comme une opposition radicale. Nous avons découvert avec plaisir le couscous mais, faisant de l’égalité une de nos valeurs cardinales, nous ne pouvons accepter la proclamation d’inégalité entre les sexes que symbolise à nos yeux le voile « islamique ».
L’autre grand problème tient à une différence théorique entre le christianisme, dans lequel s’est constituée la civilisation occidentale, et l’islam. Il s’agit de la laïcité. À la différence du voile, cette différence ne nous choque pas, mais elle nous paraît intellectuellement insurmontable. L’Église eut certes beaucoup de peine à admettre la perte de son pouvoir temporel ; en outre, il est normal que les croyants souhaitent voir la société respecter les mêmes valeurs qu’eux, sachant que même les sociétés les plus sécularisées fondent leurs valeurs sur celles des religions sur lesquelles elles se sont bâties. On peut d’ailleurs se demander s’il y a beaucoup de sens à distinguer des valeurs qui seraient religieuses de certaines qui ne le seraient pas : sa religion n’est-elle pas, pour une culture donnée, une manière de penser ses propres valeurs ?
Malgré tout, la différence entre clercs et laïcs est constitutive des Églises chrétiennes, et la notion de laïcité est fondée sur la parole évangélique : « Rends à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Or l’islam ignore cette distinction fondamentale et les sunnites n’ont même pas de clercs distincts des laïcs. Ce n’est pas que cette différence nous choque mais elle nous paraît rendre inconcevable une laïcité musulmane. Les islamistes, d’ailleurs, ne cessent d’insister dans ce sens et ils paraissent ne pouvoir être contestés quand ils prônent un islam politique. En s’efforçant de penser une laïcité musulmane, Abdelwahab Meddeb s’est engagé dans une voie d’autant plus risquée qu’elle a peut-être tout d’une impasse. Même si l’on croit cette entreprise vouée à l’échec, une ambition aussi démesurée ne peut que susciter la sympathie – et l’on n’est pas obligé de croire à son échec.
Dans ce recueil de chroniques, il est assez peu question du voile, sinon pour dire qu’il « correspond toujours à une forme d’aliénation ». Si son port est librement consenti par une femme, on peut voir dans cette obéissance « une servitude volontaire ». Tout est dit, il n’y a donc pas lieu de le répéter indéfiniment, sinon pour dénoncer des affaires comme celle de cette Alexandrine de 11 ans sanctionnée par la directrice de son école parce qu’en accord avec ses parents elle refuse de porter le voile. Mais, si la plupart des chroniques qu’il réunit ont été diffusées sur Radio Méditerranée internationale, ce livre s’adresse pour l’essentiel à un public français – et, pour celui-ci, c’est la question de l’inégalité des femmes qui est la plus sensible. Nous pourrions donc ajouter deux réflexions sur le sujet.
La première m’est inspirée par la lecture de La payse, de Charles Le Goffic, un écrivain aujourd’hui bien oublié hors de la Bretagne, après avoir été académicien français. Ce roman publié en 1897 fait le portrait d’une jeune Bretonne qui vit dans le ghetto breton du Havre : à cent vingt ans d’écart, ce livre est d’une étonnante actualité, pourvu que l’on remplace « Bretonne » par « Arabe ». Tout y est, y compris le caractère supposé inassimilable de ces immigrés attachés à une religion archaïque. Là aussi, ces femmes perpétuellement voilées se heurtent à une incompréhension agressive dont on ne mesure jamais jusqu’à quel point elles ont voulu la provoquer.
L’autre réflexion en appelle à un texte fondateur du christianisme, le chapitre 11 de la première Épître aux Corinthiens, dans laquelle Paul exige que la femme soit voilée. Si elle ne l’était pas, « autant qu’elle soit rasée ». La justification en est que l’homme est « le chef de la femme » de même que « le Christ est le chef de tout homme ». Paul ajoute que « l’homme est l’image de la gloire de Dieu, tandis que la femme est la gloire de l’homme ». Sur ce point tout au moins, le Nouveau Testament n’a rien à envier au Coran – et pourtant la plupart des chrétiennes pratiquantes ne se sentent plus tenues par cette exigence de l’Apôtre des Gentils, exemple à suivre…
Ce n’est pas là-dessus qu’Abdelwahab Meddeb insiste, puisque les choses lui paraissent claires, mais sur la très difficile question de l’islam politique. Il ne peut, en effet, se contenter de dénoncer « la terreur islamiste », le « cancer salafiste », les « mensonges des islamistes » et d’en appeler à la tolérance et à la « résistance civile », avant de faire un « éloge de la pluralité ». Le risque est grand de ne convaincre ainsi que les déjà convaincus et de s’exposer au reproche de vouloir noyer les spécificités de l’islam dans une « mondialité escamotant le divers ». Le projet est noble et beau, qui veut « éviter l’uniformisation sans tomber dans le travers culturaliste qui voue un culte irrationnel au spécifique », mais ne serait-ce pas trahir l’islam ? Le problème peut se poser en termes très concrets : on voit aujourd’hui avec Erdogan et Ennahdha combien a pu être illusoire la « marche séculière forcée, imposée par un pouvoir autoritaire arc-bouté autour de son élite » : on peut parler d’un échec de la Turquie d’Atatürk et de la Tunisie de Bourguiba.
Abdelwahab Meddeb répond en deux points que réunit la notion de culture : au fond, dit-il en substance, les islamistes sont avant tout des incultes. Ils ignorent toute la tradition musulmane et, par exemple, qu’au premier siècle de l’hégire on chantait et dansait à Médine : « des salons mondains, parfois entretenus par des femmes, accueillaient des séances de chant et de danse […] la voix des femmes qui chantaient, le corps des femmes qui dansaient, transgressaient peut-être la norme de la ‘awra, mais cela était toléré, si près de la mort du Prophète ». Invoquer la tolérance, ce n’est donc pas occidentaliser l’islam, c’est renouer avec tout un pan de sa tradition, celle-là même qu’ignorent salafistes et wahhabites. Deuxième sorte d’inculture, celle qui fait oublier l’existence en terre d’islam de toute la tradition soufie, cette noble mystique qui ne se préoccupe pas d’imposer aux autres une contrainte religieuse mais s’efforce d’enrichir ses adeptes.
Même si son discours de tolérance peut avoir une résonance politique, le propos de Meddeb revient à prendre ses distances avec toute politisation de quelque religion que ce soit, et donc à ne retenir d’une religion que sa dimension purement mystique, celle que l’on peut juger la plus noble, celle aussi qui ne vaut que pour la vie spirituelle du mystique lui-même et qu’il a sans doute pour une grande part en commun avec les mystiques et spirituels de toutes les religions, de toutes les cultures. D’où la possibilité de la tolérance : à la fois parce que le mystique sait bien qu’il ne pourra imposer sa démarche à autrui et parce qu’il a toutes les raisons de penser que les divers mysticismes ne se distinguent les uns des autres que par de faibles nuances. En revanche, il n’est pas aisé de refuser toute politisation de la religion, si l’on admet que sa religion est une façon pour un peuple de se penser et de faire reconnaître sa propre identité. On ne peut négliger le fait que l’islamisme n’a pris cette vigueur dans les pays arabes et en Iran qu’à la suite de l’échec politique des mouvements laïques tant de gauche que de droite – et cette question-là doit bien être traitée. Abdelwahab Meddeb est conscient de cette difficulté et il s’efforce de la surmonter. C’est tout l’intérêt de sa démarche, qui ne peut se satisfaire d’une formule simple et définitive.