« On n’entre pas comme ça, dans un casino. » Ainsi commence le livre de Christine Montalbetti, que nous, lecteurs à qui elle s’adresse régulièrement, pourrions résumer par un « On n’entre pas comme ça, dans un roman policier ». De fait, entre-t-on jamais dans celui-ci ? Entre-t-on jamais dans la conscience de son personnage principal ? Dans celle de l’auteure en train d’écrire ?
Christine Montalbetti, Trouville Casino. P.O.L, 248 p., 17 €
Trouville Casino est l’histoire d’un roman policier dont la trame est simple en apparence. Le livre raconte le braquage du casino de l’hôtel Saint-James à Trouville, le 25 août 2011, par un homme âgé de 75 ans. Cet inconnu a empoché une somme négligeable de quelques milliers d’euros, puis a filé dans sa Seat en direction de Dives-sur-Mer, où il a été rattrapé et abattu par les policiers. La quatrième de couverture le précise : « Ce roman s’inspire d’un fait divers. » (C’est vrai, vous pouvez le vérifier sur internet.)
Le livre se déroule sur un temps très court, celui de la fuite de cet homme sur une route du pays d’Auge, entre 14h05, quand le « malfaiteur » entre dans le casino, et 16h49, quand il est percuté par deux balles, au thorax et dans l’épaule. Il reste 2 heures et 44 minutes au fil desquels l’auteure prend le lecteur en otage et s’amuse à désarticuler ce qu’il est convenu un roman policier. Autant prévenir d’emblée que le suspense ne sera pas de mise. 2 heures et 44 minutes, pourtant, qui sait, c’est peut-être le temps exact de la lecture de ce roman.
Christine Montalbetti ne rit pas avec l’unité de temps ni de lieu. Son roman est méticuleusement découpé en 131 petites séquences numérotées et accompagnées d’un sous-titre qui précise le lieu : Gacé, le bourg où vivait cet homme ; route de Lisieux ; « Paris, à ma table de travail » ; « Trouville, salon du livre »… Le sous-titre précise aussi l’heure et le moment (« une nuit d’insomnie »), tantôt après le braquage, tantôt avant, et tantôt à l’échelle universelle : « Gacé, années 50 avant notre ère ». Il précise enfin, rarement, le degré de réalité de la séquence : « scène imaginée », écrit-elle alors. C’est une première façon d’étirer les 2 heures 44 évoquées plus haut. De jouer contre la lecture au sens fluide, contre l’intrigue au sens commun, contre le genre polar au sens établi, convenu, conservateur. C’est aussi une façon de jouer pour le lecteur et avec lui puisque Christine Montalbetti ne cesse de l’appeler et de l’inviter à sauter à la marelle avec elle : son roman est ponctuée d’apostrophes complices telle que « (je n’ai pas besoin de vous expliquer) », « si vous avez hâte de savoir la fin (sentez-vous libres, bien sûr, de circuler comme vous le voulez). » Certains sauteront et s’en amuseront, d’autres sauteront et n’y feront pas attention, mais c’est difficile. Car l’auteure apostrophe aussi et surtout son personnage, cet homme dont nul ne connaît l’identité exacte. Elle lui donne du « tu » : « toi, donc, que j’ai commencé à tutoyer », écrit-elle dès le début. C’est une convention comme une autre, un truc, un secret de fabrication qui rapproche, éloigne le personnage, ça dépend des circonstances, l’effet de distanciation est à la fois garanti, gratuit et souriant. Lecteur et braqueur sont pris à partie ensemble, et de là à comparer le premier au second, il n’y a qu’un pas, que nous ne franchirons pas, car il nous semble trop facile de filer la métaphore : braquage de l’écriture, écriture du braquage « et tout le toutouin » dit l’auteure à un autre propos, mais proche. Il arrive un moment où la déconstruction est impudique.
Comme souvent les vrais romanciers, Christine Montalbetti prête attention aux détails et en a le goût, et comme souvent les romanciers d’aujourd’hui elle a aussi le goût du matériau, de l’objet tangible et résistant, du vocabulaire technique. Ainsi quand elle décrit le plancher de la guinguette où son personnage aurait rencontré sa compagne : « Le plancher était de guingois, les lattes bancales par endroits, et sûrement bourrées d’échardes (je ne vous conseille pas d’ôter vos chaussures, même si la bride vous serre un peu, si le cuir vous compresse les chairs, commençant de provoquer ici ou là, je compatis, de petites sérosités de lymphe interstitielle qui, hélas, auront tôt fait de se transformer en franches ampoules). » Soudain ces « petites sérosités de lymphe interstitielle » semblent désigner ces multiples entailles qu’elle-même introduit, ces nombreux clins d’œil au lecteur averti : l’habileté et l’ingéniosité de la romancière deviennent presque aveuglantes.
La scène se poursuit, celle du coup de foudre entre le braqueur (plus jeune) et sa future épouse, « vos yeux se sont posés ailleurs, ici ou là, s’évitant » – comme dans la littérature de l’âge classique – jusqu’au moment où leurs yeux se croisent, « et puis d’un coup, cette attraction presque magnétique, cette évidence, d’un coup, la violence heureuse du roman. » Soudain, là encore, le lecteur est surpris de désirer cette violence, et n’est-ce pas ça qu’il attend du roman, qu’il lui fasse violence ? Qu’il le prenne là où il ne le soupçonnait pas ? Qu’il le bouscule et le déporte sans médiation ? Le lecteur souhaite, veut, aime, prend plaisir à basculer, car cette violence-là n’est jamais qu’un autre nom pour dire la puissance du roman.
Le voilà, le véritable personnage du roman de Christine Montalbetti, son véritable objet, cette « violence heureuse ». Elle-même n’est d’ailleurs jamais aussi convaincante que quand elle s’oublie et avoue la « tendresse étrange » qu’elle éprouve pour ce malfaiteur inattendu, d’un certain âge, anti-héros, triste et sans gloire. Elle n’est jamais aussi convaincante que lorsqu’elle tente de saisir la morosité de cette vie usée qu’elle esquisse, qu’elle tente d’imaginer à partir de données géographiques, policières, ou à partir du témoignage du voisin qui « commence par te décrire comme un homme paisible. Un homme sans histoires, voilà ce qu’il déclare, comme si c’était une qualité, d’être sans histoires, alors que c’est ça, justement qui te dévastait. » Et voilà ce personnage qui prend chair, ou plutôt qui prend âme : homme de peu de biens, abattu par la répétition, les travaux, les jours et les nuits, la banalité, la sienne et celle des autres, de chacun, l’ennui.
Christine Montalbetti est au mieux quand elle introduit l’idée de cette dépression sourde, laisse percer la pesanteur, l’impression de néant, quand elle peint « la pluie normande, étrangère, impraticable. / La pluie installée, monotone, incessante » essaie de « comprendre le sentiment de la vie derrière soi. » Elle est au mieux quand elle décrit, comme jadis, un pan de nature, un fragment de mur, de casino, d’« après-midi soyeuse » ou de ciel normand « qui a toujours cette allure un tantinet mélancolique » et « les ombres, oh, à peine, mais tout de même, gagnent du terrain, elles commencent à s’allonger, se distendre. » Quand elle se laisse aller à un anthropomorphisme oppressant qui anime les choses : « Cette situation pourtant te rongeait […] cette façon dont les meubles, dès que tu étais seul, te manifestaient un genre d’hostilité. » Ailleurs elle révèle de l’humour, un juste sens du dérisoire quand elle évoque la célébrité si mince, si ténue, que provoque un fait divers : « Ta petite célébrité s’étend comme un feu de paille ; et, comme toute célébrité, elle est au prix d’erreurs et de malentendus. »
Elle est d’autant plus crédible qu’elle oublie de digresser et de s’en justifier, et ce n’est pas « sortir son stylo rouge mental » que d’oser le dire. Elle touche quand elle abandonne son versant savant, intellectuel, dépose son habit de maîtresse de la forme et s’autorise la norme. Elle intéresse quand, en creux, elle ne met plus en scène ni elle-même ni son faux personnage, mais la seule gratuité de ce geste de braqueur anonyme. Car derrière le miroir que nous tend Trouville Casino, il y a, puissant, ce sentiment de l’absurdité de l’existence, dépourvue de tragique, qui est au cœur du genre roman policier.
Dans une des séquences où Christine Montalbetti rappelle qu’elle poursuit ses recherches pour nourrir son récit, elle évoque une « timidité bizarre » qui l’a longtemps empêchée de se rendre à Gacé, là où vit son personnage. Parce que les choses font sens, et parce que beaucoup d’entre elles échappent à tout auteur, nous serions tentée de parler de la timidité du romancier d’aujourd’hui qui se réfugie dans un réel au grain un peu trop épais et des coutures un peu trop voyantes, effrayé par le roman. Mais pourquoi, au fond ? « Les années, derrière toi, sont comme un vol d’oies sauvages. Tu te dis. Tu as eu à peine le temps de les voir passer. » C’est pourtant tout ce que nous demandons au romancier : le temps de voir passer ces oies sauvages, devant soi.