Éric Marty publie un court récit dans lequel le texte et l’image dialoguent et se redoublent sans jamais se recouvrir complètement. Les photographies de Jean-Jacques Gonzales, beaux clichés en noir et blanc représentant des chemins de pierre ouverts sur un pur espace, esquissent un désert insituable qui sert ici de cadre à la fiction de l’écrivain.
Éric Marty, L’invasion du désert. À partir de photographies de Jean-Jacques Gonzales. Manucius, 96 p., 15 €
« Mais se priver de voir est encore une manière de voir. L’obsession des yeux désigne autre chose que le visible. » (Maurice Blanchot)
Nous sommes au milieu du désert, dans une petite bicoque située à mi-chemin entre Tucson et la frontière mexicaine. Seuls quelques éléments naturels quadrillent encore l’espace du visible : au nord, deux monts étonnamment jumeaux ; à l’est, une butte aux reliefs obscurs, sculptée par les intempéries ; au sud, un sol labouré de grandes crevasses noires ; à l’ouest, une route aux pylônes espacés qui semble conduire, dans le lointain, à une colline couronnée d’un vieux fort solitaire. Les chapitres s’enchaînent et s’arriment à ces quatre points cardinaux pour s’assurer d’un repère fixe dans ce monde où le dehors est ouvert à l’infini.
Dans la maison, un couple s’aime. Il y a Lara, une jeune Américaine, que la fièvre oblige à de longues périodes de sommeil ; il y a le narrateur, un photographe français, qui vit au contraire dans un état de veille permanent et qui passe ses journées à photographier les pourtours de la maison. Le temps est suspendu, à la fois étale et complètement déserté, comme les lieux à l’entour. Les choses elles-mêmes deviennent indatables, à l’instar de cette photographie accrochée au mur de la maison, dont on ne peut dire si elle a été prise la veille ou il y a cent ans. L’espace, bien que sans cesse livré au regard, lui aussi se dérobe. Tout est à la fois proche et lointain, à une distance que l’on ne parvient plus à évaluer. L’immobilité est la mesure de toute chose dans cette maison qui reste prisonnière du désert. Les gestes sont précis (on prépare un bouillon, on s’assoit sur une marche, on respire l’odeur du café) ; les paroles sont brèves et en suspens : « – C’est étrange, j’ai trop chaud, et pourtant, c’est comme si j’avais besoin de brûler… » ; les objets, comme dans les contes, sont simples et en nombre limité (l’âtre, le gobelet de fer, le lit, le carreau usagé à l’une des fenêtres). La prose d’Éric Marty, toujours exacte, dessine un univers poétique où miroite, en peu de mots, une présence au monde vécue sur un mode essentiel.
Mais le narrateur-photographe accède aussi, à force d’exercices, à des visions plus amples qu’il réussit à arracher à la surface muette des choses. Et c’est à proportion qu’il s’aveugle dans une forme intentionnelle de myopie que son regard s’ouvre paradoxalement aux signes du plus lointain : devant une colonie de termites, grouillant à la base d’un tronc arraché, il voit la structure des « sociétés antédiluviennes », témoin du « déterminisme implacable des grands cycles de la Terre » ; ailleurs, ce sont les éclats scintillants d’un fragment de météorite qui dessinent pour lui un alphabet complexe dans lequel se reflètent encore les images de l’explosion originaire. Le photographe se fait alors voyant et accède à l’inconnu par le dérèglement du regard. La vision trouble l’emporte progressivement sur la vision la plus nette, et c’est presque malgré lui qu’il se met à prendre des photographies en collant son objectif au carreau brisé et déformant de la fenêtre, comme si l’obstruction de l’œil permettait de mieux voir.
L’outrance du visible ouvre donc la porte à l’immémorial et conduit le récit sur un versant mythologique. En effet, c’est encore par le biais de la voyance que les choses se fissurent et révèlent leur inquiétante étrangeté : Lara, tout comme le narrateur, est habitée de visions ; mais tandis que le photographe avance dans les régions obscures du visible par l’intermédiaire de son appareil, en réduisant petit à petit sa luminosité ou en troublant sa mise au point, Lara, elle, fait immédiatement office de voyante, au sens sacré du terme. Voilà pourquoi elle est dotée d’une fièvre que rien ne semble pouvoir atténuer : elle voit, à l’instar des antiques prophétesses, les événements et les catastrophes à venir. Le narrateur ne cesse de faire entendre la particularité de son dire, qui a la force et le tranchant de l’oracle : « Lara a dit », « [Lara] avait dit cela comme on prononce une ancienne sentence » ; elle colporte les légendes anciennes et semble parler toutes les langues, tour à tour le français, l’espagnol et l’anglais ; surtout, c’est elle qui donne son titre au récit en relatant ce songe prémonitoire dans lequel il lui est dit que tous les morts vont revenir à la vie et que, dès lors, ce sera « l’invasion du désert ».
Cette maison, posée au milieu du désert et à la frange de la frontière mexicaine, est d’ailleurs le troisième acteur du huis clos. Personnage central, pourrait-on dire, car dans cette fiction obsédée par la question du visible, elle tient peut-être le rôle de l’Œil fondamental. Par un étrange effet de superposition, la maison contient en puissance, et avant même que le récit ne les parcoure, toutes les images à venir : « J’ai été surpris de la quasi-identité entre la photo ancienne [accrochée au mur de la maison] et mes photos. On aurait pu penser qu’elles provenaient du même appareil » ; « De la vue que nous avons devant nous, il y a aussi une reproduction photographique dans la maison de Lara […]. Elle montre exactement ce que nous voyons à cette heure. La même immobilité sombre et le même éblouissement mat de la lumière ». La maison est la chambre noire primitive : non seulement elle a déjà tout vu et tout enregistré, mais, de façon plus essentielle encore, elle continue à voir, c’est-à-dire à prévoir. Et ce qu’elle annonce, c’est l’effacement final des amants dans la tempête qui les absorbera dans l’invisible.
Mais de quelle faute les amants sont-ils coupables ? Quel outrage ont-ils commis pour que le désert en vienne ainsi à vouloir ensevelir ceux qu’il abrite ? Est-ce d’avoir déterré l’acacia qui, d’aussi loin que se souvienne Lara, a toujours veillé sur la maison familiale ? Le récit ne le dit pas, mais il précise que la fièvre de la jeune femme date précisément de ce jour-là. Dans le réseau discrètement symbolique que tisse Éric Marty, cela fait sens. L’acacia est l’arbre des morts, ou plutôt l’arbre qui abrite leur sommeil éternel en plongeant ses racines dans les lymphes nourricières d’Osiris, le souverain de l’au-delà dans le panthéon égyptien. Son feuillage a la forme du dieu revigoré et il représente l’échange permanent entre les vivants et les morts. Aussi l’arracher devait-il avoir quelque conséquence funeste et les visions qui traversent le récit incidemment y faire référence : « Mais sur la photo, les crevasses qui sont face à nous font penser à des tombes, de grandes tombes creusées dans le sol dans l’attente d’un mort, d’un cercueil, d’une momie peut-être, prête à être ensevelie ».
Sauf que les tombes ne sont pas en attente des morts, comme le suggère ici le narrateur, elles sont plus vraisemblablement désertées par ceux qui désormais ont décidé de faire retour. Lara en a la sombre prémonition, au moment même où le photographe s’apprête à capturer l’acacia derrière le rideau de son obturateur ; elle prévient : « Tu ne devrais pas photographier ce qui va disparaître », et ajoute : « C’est une image morte ». Le récit, à ce moment-là, fait intentionnellement résonner ce mot, pour mieux en libérer la lourde menace, malgré la surdité du narrateur à l’écho qu’en donne Lara : « Elle l’avait dit en espagnol, fotografia muerta… puis en anglais, a dead picture… Elle voulait dire sans doute des photographies de choses mortes… » Et pourtant, ce qu’elle prophétise, c’est bien la mort littérale des images, l’anéantissement de toutes les formes du visible, l’irradiation dernière sur la pellicule blanche du désert. Et tout l’effort que fera le narrateur pour conjurer l’effacement des corps, pour donner à voir l’ombre portée de la vie dans les images que sans fin il collectionne, tout cela lui apparaîtra progressivement comme voué à un inéluctable aplatissement, à un devenir-surface des matières photographiées. Voilà le châtiment prononcé par le désert à l’encontre de ceux qui y aventurent trop avant leur regard : le chasseur d’images n’a d’autre issue que de devenir à son tour une image, mais une image morte.
Livre étrange qui ne cesse de faire l’éloge du visible, mais pour mieux sonder tout ce qui se refuse au cœur du voir. Car L’invasion du désert, c’est d’abord l’histoire d’un aveuglement qui prend la forme d’une contamination. Son emblème, au centre du récit, tient tout entier dans l’œil voilé d’une Indienne qui fixe le narrateur et figure cette cécité se regardant elle-même. C’est d’ailleurs là, sur ce marché de fortune tenu par quelques indigènes, que le récit, discrètement, va nous livrer les raisons de ce virus qui affecte notre regard dans sa capacité de voir. Et, encore une fois, c’est à la faveur d’une image que cette révélation a lieu : sur le papier journal qui enveloppe ses provisions, le narrateur aperçoit une photographie qui représente un camp de migrants à la frontière mexicaine ; un camp au bord de l’implosion, dont les grilles menacent de céder sous la poussée des hommes et des femmes que la police américaine tente violemment de contenir. Image que le lecteur ne verra jamais, image précaire donnée à lire sous la forme d’un lambeau, image vouée à la déchetterie comme sa fonction d’emballage l’indique. C’est aussi la seule image en couleurs – image de notre présent donc – et dont le narrateur n’est pas l’auteur. Image malgré tout, si l’on veut, mais image qui va devenir obsédante aux yeux de celui qui fait profession de voir. Car cette image, à son tour, va « regarder » le désert depuis la maison des amants, puisque le narrateur la punaisera sur le mur vis-à-vis de la fenêtre qui donne sur les monts jumeaux. Image en miroir, alors, car ce qu’elle reflète littéralement, c’est bien « l’invasion du désert » que Lara avait prédite à travers son rêve ; ce moment où tous les morts sans sépulture viennent réclamer vengeance à ceux qui les ont déracinés. Image qui vaut surtout comme le révélateur – au sens photographique du terme – de la parabole que veut construire le récit : une allégorie sur l’aveuglement propre à notre société contemporaine, volontairement oublieuse de ceux qu’elle a déshérités – migrants, demandeurs d’asile ou travailleurs sans terre – et qui refoule les invisibles dans le hors-champ de son regard mort.
« Yeux, aveugles au monde, dans la suite des fissures du mourir », comme l’écrivait Paul Celan dans son poème « Shneebeet » ; ce sont ces mêmes yeux que le récit d’Éric Marty rappelle à leur devoir de regard. Mais la force de son geste est d’encrypter cet impératif à l’intérieur d’un livre aux accents immémoriaux : car il sait que c’est par la voix du mythe que l’écriture rend au présent son plus juste écho.