Sous le plancher, le village

Il était une fois un singulier charpentier que rien ne pouvait faire taire ; il fut ménestrel ou violoneux et charpentier de père en fils, mais l’ « ennui » du travail solitaire lui pesait. L’aubaine pour l’historien, en l’occurrence Jacques-Olivier Boudon, passé par hasard dans le château de la trouvaille, et l’aubaine pour tout lecteur amateur des regards en contre-plongée est que la réfection – inéluctable – de l’un de ses planchers, un bon siècle plus tard, a fait découvrir un corpus de ses réflexions marquées au crayon noir sur l’envers de ses planches : 22 pour quelques 20 000 signes en 4 000 mots.


Jacques-Olivier Boudon, Le plancher de Joachim. L’histoire retrouvée d’un village français. Belin, 254 p., 24 €


On en rêvait, de pareille source incongrue, qui dirait le monde « vu d’en bas » et définirait le plus bas niveau possible – sans métaphore – d’accès à l’écrit. Et elle est là, tant par le support que par la démarche. Évidemment, aucun historien ne lâcherait l’affaire, mais comprendre un pareil dispositif suppose la patiente approche contextualisante, car le texte primesautier est aussi vif qu’énigmatique, et souvent obscur sans être imprécis. Le travail réalisé par Jacques-Olivier Boudon permet donc de situer autant que de vérifier les propos gaillards, parfois crus et délibérément indépendants de toute autorité car Joachim Martin (1842-1897), charpentier au château de Picomtal, à Crots, près d’Embrun, un village en bordure de l’actuel barrage de Serre-Ponçon a confié aux planches ce qui le turlupine. Lors d’une restauration du fameux plancher par les nouveaux propriétaires du bâtiment, devenu hôtel, le corpus a été découvert conformément au vœu du charpentier mort depuis plus d’un siècle.

Cette parole enfouie, stricto sensu, introduit au blanc du texte de l’archive, pour autant, elle ne peut s’interpréter que par son usage. Quand Joachim Martin évoque des alliances et des complicités, Jacques-Olivier Boudon, plus habitué des dynasties impériales et des élites ecclésiastiques que du monde rural, reconstitue des familles et des parentés, la vie et les mœurs du village, châtelains inclus. On n’est pas trop loin de Saint-Véran ou de la Salette, forts symboles l’un, de l’agriculture montagnarde et l’autre de l’emprise religieuse au XIXe siècle. La commune n’est pas riche sans être pauvre : les alpages permettent aux gens sans terre d’engraisser les moutons en été, et la tradition de forte alphabétisation des Hautes-Alpes explique sans doute que notre homme a été scolarisé. A Crots (alors Crottes, le tourisme a poussé la commune à modifier son nom en 1970), le bourg possède une classe de garçons et une autre de filles de 60 enfants chacune, un hameau de montagne a un troisième maître. Avant les lois Ferry, la commune consacre à l’enseignement la somme énorme de 3780 francs, ce qui est bien supérieur aux émoluments et charges prévues par la loi Guizot de 1833. Quand on a des alpages, la largesse est possible et les habitudes collectives responsabilisent la communauté. Les réflexions de Joachim vont toujours dans le sens de l’économie et la défiance portée aux promoteurs intéressés à des travaux d’un intérêt contestable.

En 1880, le chemin de fer est en construction dans cette haute vallée de la Durance qui n’a jamais été un monde clos. Des Crots, les émigrants partent d’abord vers Marseille, où ils se spécialisent dans la charcuterie ; ils partent aussi aux Amériques, en tant que cadres ou colporteurs qui n’auraient « pas 5 frs en poche », tout comme on le fait de Barcelonnette, célèbre pour ses « Américains » revenus au pays. D’autres familles venues du très proche Piémont ont fait souche et fortune sur place.

L’histoire saisie par ses dessous est d’abord un témoignage. Le quotidien est difficile sans être, et de loin, celui d’un miséreux, d’abord parce que notre menuisier a un métier, qu’il paie 40 francs de patente et qu’il peut diversifier ses chantiers, réalisant encore du mobilier quand il aura perdu l’usage de sa main droite. Il travaille seul, 13 heures par jour, faut-il comprendre, et il est insuffisamment payé, dit-il, à 4 francs la journée, alors qu’il a charge de famille, femme et enfants, et que la vie devient chère : le prix du vin s’envole (à cause du phylloxéra), celui du pain aussi ; en 1881 la chaleur, la sécheresse et ensuite la grêle détruisent les récoltes. Mais la plainte est secondaire. Faire savoir insidieusement et en dépit de ses contemporains reste le moteur d’écriture de ce témoin en quête du (futur) témoin du témoin (lui) qui lui permettra de dépasser le temps imparti à sa vie minuscule.

Jacques-Olivier Boudon, Le plancher de Joachim. L’histoire retrouvée d’un village français

Le château de Picomtal, à Crots (Hautes-Alpes)

Joachim Martin en sa jeunesse était bon vivant et coureur de filles. Pendant plus de dix ans, il a joué du violon pour animer des bals ; à quarante ans, il confesse qu’il en est à l’eau sucrée après des excès festifs. Sa curiosité le porte sur les femmes, les coquettes et les désirables, les femmes mûres, les dévergondées, les châtelaines et les déviantes. Tout y passe, l’extraordinaire ou le sordide de l’infanticide, que l’on tait, en sachant les implications de la parole et la valeur de la complicité. Non moins insolite que le meunier frioulan de Carlo Ginzburg, il dit ce que l’archive publique ne dira pas, là où les bienséances et l’écrit officiel n’ont aucune prise. Ce bavard silencieux en devient un observateur privilégié, libre de verser dans ce qui reste moins la confidence trouble que la ruse de la parole muselée. Ses marottes tiennent du jaillissement personnel bien plus qu’elles ne se font l’écho des faits divers crapuleux qui lui parviennent.

Cet homme n’est pas l’inconnu des Archives, à la manière du Louis-François Pinagot d’Alain Corbin. Il invente son historien potentiel, mais il proteste aussi au présent, laissant des traces quand il a réclamé contre le curé où qu’il a signé un engagement de pompier. Ce n’est pas davantage un apolitique ; il regarde de loin la vie municipale, il en sait la chronologie, à quelques erreurs près. Il appartient au clan des républicains modérés et l’intérêt majeur du travail de Jacques-Olivier Boudon est de montrer avec talent comment petits et grands secrets, liaisons souterraines et sexuelles, solidarités et rancœurs tissent et reconstruisent des camps.

Clochemerle existe et se révèle au fil de rapports de classe et d’intérêts collectifs qui animent petits et grands conflits. Le château a ses logiques, on y est pieux et monarchiste, et Madame, artiste peintre, décore l’église. Un arrivant malappris privatise une source puis le chemin de ronde, il est rappelé à l’ordre. Même divisée, la communauté villageoise existe, et l’on dénonce le prêtre trop monarchiste, en sus de ses pratiques de confessionnal par trop intrusives, ce qui est fort courant, mais fâcheux en Ubaye, où 90 % des femmes pascalisent. Ce curé intempestif n’a pas été déplacé, et c’est surtout, semble-t-il, sa pratique d’une médecine sauvage et aussi rudimentaire que calamiteuse qui a fait des ravages sur le malheureux Joachim et ses proches. Par ailleurs, Joachim, moins que son dernier fils resté aux Crots, est anticlérical, sans doute pour avoir une mère protestante, ce qui a empêché de le déclarer autrement que fils naturel. Et de cette mère, il ne parle jamais, ce qui pèse lourd, pense Jacques-Olivier Boudon.

Ces histoires des débuts de la Troisième République ont le mérite de dire le vrai de la société française, la longue vie de clivages plus patents encore, dans la singularité du petit nombre, que ne le dirait la régularité statistique des grands nombres. Un tableau de Souvenirs d’en France à la manière de Téchiné en ressort, d’autant que les petits-enfants des acteurs du passé finissent de mourir sous nos yeux. Le livre suit leur dispersion : les rejetons des notables monarchistes ont filé vers l’Action française et dans l’armée de métier, puis sous Pétain jusque dans la LVF (Légion des Volontaires français) pour lutter contre le bolchevisme sur le front Est de l’Allemagne nazie et plus anodinement relèvent des titres vrais ou faux. Les descendants de Joachim, un Monsieur pas tout-à-fait tout le monde, restent, eux, des personnages de petite bourgeoisie conformiste qui, peut-être plus qu’en d’autres régions, incarnent le goût de l’ordre militaire ; devenus des soldats de 14-18, ils ont été très largement faits croix de guerre et croix militaire quand ils ne sont pas morts à la guerre.

Ce livre n’apporte pas que les petits secrets d’un petit coin de terre et d’un moment, il stimule à chaque page notre imagination du réel : l’évidence du travail de l’historien enclenche les questionnements. L’incongruité de style et de ton d’un plancher (évidemment brut de décoffrage et indemne de toute langue de bois : on succombe à ces misérables logiques de la langue indignes du livre) qui défient le temps, posent le passé dans l’épaisseur de ses enfouissements. La passion de la trace de celui qui l’émet est redondante à la quête de son invention. Le travail de l’archive en est commandé alors même que l’on peut croire saisir l’individu au débotté. Le prisme avec lequel on croit comprendre ce sur quoi achoppèrent nos ancêtres s’en élargit, sans que l’on puisse jamais stipuler leurs curiosités, leurs regrets et leurs désirs, même en supposant quelque suite possible à ce discours… Car Joachim Martin n’a pas travaillé qu’au château, ni en cette seule salle.

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