Portrait de Gustave Roud

Sur la première de couverture du livre de Bruno Pellegrino, la photo d’une femme, debout, de face, dans le rectangle d’une fenêtre, non pas à l’intérieur d’une maison, mais au dehors, dans l’allée d’un jardin.


Bruno Pellegrino, Là-bas, août est un mois d’automne. Zoé, 223 p., 17 €


Bruno Pellegrino, Là-bas, août est un mois d’automne

Bruno Pellegrino © Éditions Zoé

On ne la voit pas tout entière, seulement à mi-corps. Elle est vêtue d’une jaquette à la coupe masculine, porte un chapeau à petits bords, une chemise, une cravate. Elle penche un peu la tête : « On lui voit cette attitude sur de nombreuses photos, la tête lourde comme l’ange de Dürer, la pose mélancolique par excellence ». Et elle regarde quelque chose, ou quelqu’un, dans la pièce. Le photographe, son frère ? Sur le rebord de la fenêtre, deux coupes de plantes grasses, celle de droite en partie effacée par le titre.

Qui est cette femme donnée à voir d’entrée de jeu ? C’est Madeleine, la sœur de Gustave Roud à qui l’ouvrage est consacré, c’est elle qu’on voit et non pas lui, contrairement à l’habitude qui veut qu’un homme, surtout notoire, prenne la meilleure place et laisse derrière lui la femme qui l’accompagne.

Bruno Pellegrino, Là-bas, août est un mois d’automne

C’est une des beautés du livre, cette élégance, cette courtoisie avec laquelle l’auteur, Bruno Pellegrino, l’évoque aux côtés du poète suisse, mort en 1976. Quand ses occupations à lui, écrire, photographier, se promener, nous sont données sans valorisation particulière, celles de Madeleine ont tout autant de dignité, qu’elle fasse les courses, le ménage, la cuisine, qu’elle lise la presse, se bourre une pipe ou se passionne pour la conquête spatiale, comme si le frère et la sœur étaient égaux en qualité et en talent.

Si écrire est une tâche capitale, son résultat, le livre, est destiné à disparaître, à sombrer dans l’oubli, comme le reste. Alors écrire est-il plus décisif que moissonner, traire une vache ou prendre soin de son jardin ? Ce sujet de la perte, de la mort et du passé sans cesse relégué au profit du présent, est presque le terreau du livre, la trame sur laquelle le reste s’édifie. Le reste, c’est-à-dire la vie de Gustave Roud en compagnie de Madeleine, leur maison, leur enfance, leur solitude à deux, le goût qu’a le poète pour les hommes jeunes et beaux, les cancans du village, la sagesse de Gustave accordée à son temps, aux saisons et aux lieux qui sont leurs, par destin, non par choix. « Et de cette longue préparation, de cette suite de gestes minutieux et rodés, perfectionnés au fil d’années de répétition, il ne restera, si personne ne s’y met, qu’une courte phrase en post-scriptum d’une lettre qu’un visiteur aura pris la peine d’écrire à Gustave. »

Bruno Pellegrino s’y est mis, il a souhaité que Gustave Roud ne s’efface pas trop vite, il a réalisé de lui un portrait à la hauteur du personnage, ou plutôt à son niveau de modestie grandiose. Il l’a regardé vivre comme à travers une vitre, l’a suivi dans ses pas, presque dans ses pensées, en s’inspirant de ses écrits, de sa correspondance, de récits et propos de témoins, d’entretiens radiophoniques ou publiés dans les journaux, et d’un film tourné sur lui de son vivant dans leur maison à tous les deux.

Bruno Pellegrino, Là-bas, août est un mois d’automne

Le résultat ? Un texte dont la beauté et l’évidence ressemblent à celles des plantes, d’un paysage aimé : « La route de craie, les terrains creux, pâles, tissés de lilas, les champs de trèfle, les ormes, les frênes, les bois de pins, mille orchidées, et les esparcettes, les rameaux de genêts en fleurs… »

Bruno Pellegrino est fasciné par « ces deux-là, leur manière lente et savante d’éprouver l’épaisseur des jours », et leur sagesse tranquille. « Gustave est plutôt content, il n’a pas perdu sa journée, il a un nouveau pantalon et en pleine ville, entre un trottoir et une façade, il a surpris une poignée de reines-des-prés pas tout à fait défleuries » ; une paix tout de même traversée par l’inquiétude de l’inachèvement : « Aujourd’hui il sait qu’il n’a presque rien dit et qu’il n’en aura jamais fini de se justifier. » Ou alors des regrets. Par exemple, il aurait bien aimé écrire la vie d’une sainte, comme on en trouve dans La Légende dorée, avec amour et humour. Celle de Marie, par exemple, qui entre en lévitation devant Zosime ; comme il s’extasie, elle réplique « qu’il n’y a vraiment pas de quoi ». Une bien belle histoire, pense Gustave, « dommage qu’elle ait déjà été écrite ».

Bruno Pellegrino, Là-bas, août est un mois d’automne

Madeleine Roud © Simon Oppliger

Le poète est sévère envers lui-même, il pointe sans complaisance le verbe rare qui sonne faux, le retrait de l’adjectif qui déséquilibre le passage entier, mais retoucher un détail « impliquerait de tout refaire, ce qui suit, ce qui précède, tout le foutu livre ». Pourtant, il ne s’énerve pas, il rassemble quelques phrases à sauver dans ses notes, regarde par la fenêtre et sourit : la neige est éblouissante et les chatons de coudrier bien émouvants.

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