La réédition allemande de ces nouvelles publiées en 1921, puis leur traduction en français, sont une heureuse initiative qui vient réparer une injustice du temps. Même si Regina Ullmann (1884-1961) fut reconnue dans les dernières années de sa vie par son pays natal, la Suisse, son œuvre tomba rapidement dans un semi-oubli. Et pourtant elle eut jadis de nombreux admirateurs, et non des moindres, si l’on songe par exemple à Robert Musil, Hermann Hesse, ou encore Rainer Rilke qui lui apporta en son temps un réel soutien. On note d’ailleurs dans l’édition allemande que Regina Ullmann a dédié son recueil à Ellen Delp, une amie fidèle qui eut son heure de gloire dans les cercles artistiques du début du XXe siècle et devint plus tard sa biographe.
Regina Ullmann, La route de campagne. Trad. de l’allemand et postfacé par Sibylle Muller. Circé, 192 p., 18 €
La seule vie réellement vécue, disait Marcel Proust, c’est la littérature. S’il est quelqu’un pour vérifier cet adage, c’est bien Regina Ullmann, une femme qui peinait à s’insérer dans la vie sociale, mère de deux filles qu’elle ne put assumer, malgré l’amour qu’elle avait pour elles [1]. L’enfant fragile et « attardée » qu’elle fut, souffrant de handicaps qui affectèrent sa scolarité, devint une jeune femme un peu étrange, mais attachante, qui trouva rapidement dans l’écriture plus qu’un moyen d’expression, une raison de vivre qui l’accompagna jusqu’au bout [2]. Douée d’une sensibilité extrême, elle posa sur la vie, la sienne et celle des autres, sur tout ce qui existe, un regard qui frappe aujourd’hui encore par son authenticité et sa modernité. Car la vue, et même la double vue, était chez elle le sens le plus aiguisé.
Consciente de faiblesses dont elle fit d’emblée une force créatrice, elle fut dans ses années de jeunesse d’autant plus sensible aux débats culturels et littéraires du début du XXe siècle qu’elle habitait Munich, un des lieux où se confrontaient les grands génies de son temps. Mais il est difficile de dire dans quelle mesure son œuvre a pu en être influencée (même si des noms parfois viennent à l’esprit), tant elle suivit une trajectoire unique, personnelle, dans un rapport au monde essentiellement problématique : « c’est le monde qui fait tenir l’édifice de la personne humaine, comme un mortier. Et comme tout cela doit être ainsi, apparemment, on devait forcément se sentir exclu dès que l’on ne pensait pas comme le reste du monde » (« Une vieille enseigne d’auberge »).
D’origine juive, elle fut persécutée par les nazis, sa conversion précoce au catholicisme ne l’ayant évidemment protégée de rien. Elle vécut donc à partir de 1938 dans un foyer catholique de Saint-Gall, sa ville natale en Suisse, avant d’aller terminer ses jours en Bavière où sa fille Camilla veilla fidèlement sur elle jusqu’à sa mort en 1961, à l’âge de soixante-seize ans.
C’est donc dans ses écrits qu’on retrouve la trace de tout ce qu’elle a vécu, sublimé dans une écriture où transparaissent, derrière le travail, la force et la spontanéité du rêve, fût-il éveillé. Regina Ullmann pose sur le monde un regard de poète : « Il y avait des cris dehors, un vacarme vide, comme toujours, dans ce village, la veille des jours de fête autour de midi. Le petit cheval de cirque passa en sautillant. Il portait un harnachement émouvant à pleurer » (« La route de campagne »). Difficile toutefois – et probablement inutile – de rechercher quelle part d’elle-même nourrit les narratrices de ses nouvelles, écrites pour la plupart à la première personne. Elle-même brouillait les pistes au fur et à mesure qu’elle parcourait le chemin de crête entre le monde réel et le monde onirique, qui interfèrent chez elle constamment : « Ce rêve surtout est la montagne vivante de l’âme, dans cet état qui autrement est semblable à la mort » (« Le vieux »).
Chacune de ces nouvelles apparemment disparates, qu’un souvenir vécu s’y cache ou non, est une autre plongée dans la vie qui, précisément, s’écrit au jour le jour comme un livre : « Toujours les choses que je vivais suivaient un nouveau chemin. Parfois j’étais indifférente ou même je m’ennuyais. Mais finalement c’était toujours un jour de la vie, l’écriture vivante de la vie elle-même, si l’on peut dire. Mon désespoir, ma mélancolie, c’était moi-même qui les y ensevelissais ».
Dans cette façon d’envisager l’existence, la foi en Dieu qu’elle revendiqua par sa conversion au catholicisme ne saurait être négligée (le Christ et les anges paraissent plusieurs fois dans les nouvelles). Mais il y a aussi bien d’autres choses empruntées, serait-ce malgré elle et inconsciemment, à une époque dans laquelle elle prit toute sa place, même si sa trace au fil des années s’est estompée. Car la même vie, pour elle, est partagée par toutes les choses et toutes les créatures, une vie entrelacée de mort, quand l’une et l’autre cessent de s’opposer radicalement. C’est le cas par exemple (et non sans une ironique cruauté) pour cette femme dont la mort commença le jour même de son mariage : « Elle mourut à partir du premier jour de ces dix années. Puis, quand d’après sa nature originelle elle fut mûre pour la mort » (« Le vieux »). Grinçant, mais implacable. Et que se passe-t-il ensuite, quand au terme de cette lente maturation entre en scène la grande faucheuse ? On sait par exemple comment chez Hofmannsthal et Richard Strauss c’est le dieu Dionysos qui apparaît quand Ariane trahie par Thésée attend sa fin à Naxos. Métamorphose ou transfiguration : un nouveau rapport s’instaure entre vie et mort, l’une n’est plus la cessation définitive de l’autre, en attente de résurrection.
Regina Ullmann voit plutôt le monde comme une communauté où tout ce qui est participe de la même « âme » : une totalité, fût-elle rompue aux yeux des innombrables humains qui ne savent plus regarder (le sculpteur Jean Arp ne la rejoint-il pas en poésie lorsqu’il écrit en 1933 dans Jours effeuillés que « les pierres sont tourmentées comme la chair » ?). Ce n’est donc pas exactement, ou pas uniquement, l’âme des grandes religions monothéistes, une âme qui serait propre à chacun, et qui plus est réservée aux humains. Il y a là quelque chose du bouddhisme aussi, du moins de ce que les Européens en ont retenu lorsque les échanges entre l’Asie et l’Europe s’amplifièrent aux XIXe et XXe siècles – colonisation oblige. Une religion sans véritable dogme, laissant à chaque individu la responsabilité de tracer son chemin et de s’insérer dans le monde en pratiquant la compassion. Un sentiment religieux qui s’éloigne des églises et peut faire un bout de chemin avec la religion naturelle des philosophes. En 1917, Hermann Hesse écrivait : « Il est vain de disputer pour savoir si “l’âme” est chose humaine ou si elle appartient aussi aux plantes et aux animaux ! Assurément, l’âme est partout, elle est partout possible, partout prête, partout pressentie et voulue »[3]. Ce n’est pas d’influence qu’il faut parler, mais bien d’une communauté de pensée qui, sans doute, ne compta pas pour rien dans l’estime que Hesse eut pour Regina Ullmann.
Le paradoxe, c’est que la responsabilité individuelle reste entière, mais qu’en même temps l’individu est pris dans les filets de sa propre généalogie, et se retrouve finalement malgré lui comptable de toute l’humanité : « Et toujours les mêmes choses reviennent, comme s’il n’y avait qu’une seule vie, dans l’aïeule, la grand-mère, la mère, dans le grand-père, le père et les enfants. » Mais cette continuité est aussi un héritage lourd à porter, car l’autrice ajoute aussitôt : « Oh comme il ferait clair en nous, si un jour cela cessait, si nous commencions » (« Histoire des fraises »).
Il ne faut évidemment pas croire que Regina Ullmann ait l’intention de professer quoi que ce soit, ni de défendre une morale. Elle ne philosophe pas, elle écrit, pour sa survie, parce qu’elle ne sait rien faire d’autre. Son style, même travaillé, vient du plus profond d’elle-même, elle se sait, elle se veut poète. Et elle veut publier, être lue. Elle regarde la nature, elle marche sur « une route qui savait tout » (« La route de campagne »), elle voit des gens, et rencontre ses propres souvenirs. Elle met en scène ses détresses, sa maternité difficilement vécue et mal assumée, parce qu’elle n’en était pas capable, sans être pour autant une mère indigne. Elle privilégie les campagnards, les humbles, les pauvres, ceux qui « étaient simplement leur propre misère, comme un petit jardin au nord » (« La montgolfière »). Les êtres « différents », les bossus, les filles aux capacités mentales jugées déficientes (puisqu’on avait cru et dit la même chose d’elle) : tous plus surprenants les uns que les autres, plus authentiques dans leur malheur et leur simplicité que nombre de bourgeois aveuglés par leurs désirs égoïstes, philistins qui passent à côté des vraies choses de la vie.
Ce recueil qui ne semble suivre aucun projet construit, cette langue qui parfois accroche, déroute (bien rendue dans la traduction française) : tout cela élabore au fil des pages un ensemble cohérent. Une de ces « cohérences » au sens où l’entend Regina Ullmann, « mendiante obstinée de la vie » (« La route de campagne »), et dans lesquelles, parfois, se révèle une harmonie salvatrice. Le récit peut aussi bien prendre les traits d’un conte revenu du passé, de l’enfance, de la nuit des temps. Dans « Une vieille enseigne d’auberge », l’amour d’un garçon pour une fille sotte, mais d’une beauté qui le subjugue, le conduit au terme d’une marche quasi irréelle à une mort inouïe, extatique, dérisoire et grandiose à la fois. Dans plusieurs nouvelles paraissent des petites filles : sont-elles ce que Regina Ullmann fut dans son enfance, jamais véritablement terminée ? Sont-elles un peu ou beaucoup les mêmes, de récit en récit ?
Le travail, la fatigue, la maladie, la mort, sont autant d’expériences nécessaires à qui doit grandir. Mais l’amour est chose difficile : le baiser de réconciliation, « conservé dans l’inaccompli » dans l’une des nouvelles (« Histoire des fraises »), devient dans une autre « une chose qui a sa place à la fin de la vie » (« La fille »). Dans tous les personnages, doubles somnambuliques de leur créatrice, la condition humaine se révèle dans une grande communion de souffrance : « Ah mon Dieu, le pauvre être humain ! Car il ne meurt pas dès qu’il est déraciné. Il parcourt le monde comme marqué d’un signe, et sait qu’il n’a pas de lieu où reposer. Sans avoir commis de meurtre, il est Caïn » (« La fille »).
Et tous et toutes marchent, regardent, hument le parfum des fleurs, écoutent le chant des oiseaux : malgré la tristesse qui habite le fond du texte, des couleurs, des odeurs, des accords se dégagent comme pour nous faire sentir combien le monde peut aussi être beau. C’est une poésie non domestiquée, rétive, mais d’autant plus essentielle, qui touche le lecteur à chaque page et rend inoubliables ces nouvelles, pour troublantes qu’elles soient.
-
L’une était la fille de l’économiste Hanns Dorn, et l’autre, Camilla, celle d’un personnage pour le moins équivoque, le psychiatre Otto Gross.
-
Sa toute première publication, Die Feldpredigt. Dramatische Dichtung, (Demuth-Verlag, Francfort), remonte à 1907. On en trouve une édition de 1915 chez Insel-Verlag.
-
Hermann Hesse, La foi telle que je l’entends, Éditions de la Coopérative, 2017, traduit par Philippe Giraudon et Jean-Yves Masson.