Holocauste a été publié à New York en 1975. Charles Reznikoff est mort l’année suivante. On ne dira rien ici du grand poète qu’est Reznikoff, on renvoie le lecteur aux textes ou aux œuvres en français [1], ni de l’objectivisme, le mouvement qu’il anime avec George Oppen et Louis Zukofsky, ni même des raisons qui l’amènent à écrire ce poème et à le publier à quatre-vingts ans. Holocauste a déjà été édité en France, dans la traduction d’Auxeméry [2]. Était-il nécessaire de le retraduire ? Oui, et c’est une bonne chose : cela fait penser au mouchoir que le Maître revient chaque nuit poser sur la table de chevet de Marguerite, dans le roman de Boulgakov. On parlera plus loin de la répétition, de la nécessité de la répétition.
Charles Reznikoff, Holocauste. Trad. de l’anglais (États-Unis) par André Markowicz. Éditions Unes, 118 p., 20 €
Quant à comparer les mérites des deux traductions de Reznikoff, c’est dans ce cas précis particulièrement inutile ; disons simplement qu’on reconnaît bien dans celle-ci le ton particulier à André Markowicz, une voix parlée avec le léger « bougé » propre à l’oralité, et une scansion qui n’est qu’à lui. Que peut-on demander de plus à un traducteur sinon d’incarner sa chair, d’insuffler son souffle à un texte ?
Est-il davantage nécessaire de s’étendre sur le contenu du livre ? « Écrit à partir des compte-rendus des procès de Nuremberg [1945] et d’Eichmann [1961] », dit la petite note liminaire. Tout est dit. Un montage des témoignages, une sorte de collage, organisé en douze « chapitres ». Un long défilé des atrocités aujourd’hui connues et surtout entendues, acceptées d’être entendues. Long et éprouvant défilé, dont le lecteur souvent demanderait bien grâce, mais dont la répétition a une fonction que l’on dit mémorielle et que l’on voudrait préservatrice. Mais pas seulement peut-être. Doit-on dire incantatoire ? rituelle ? sacrée ? Impossible de ne pas méditer après cette lecture sur ce qu’est le sacré, et sur son rapport avec la répétition.
Impossible aussi, à cause de la présentation en versets de ces témoignages, seule intervention apparente du poète, de ne pas réfléchir sur ce qu’est la poésie. Qu’on pense au script du film de Lanzmann publié aux éditions Fayard, Shoah (1985) – un script, non un poème, et pourtant les témoignages là aussi sont transcrits en versets. Le vers, c’est la marque typographique, visible, d’un poème. Comme si c’était l’unique façon d’écrire cela. Comme si seule la poésie pouvait se permettre de toucher à cela. Oui, la poésie a bien quelque chose à voir avec l’indicible. Une possibilité de dire l’indicible, une trouée sur l’indicible, et il n’y en a pas tant que ça.
Dans cette coulée de sang et de mort, étrangement surgissent deux détails, minuscules. On pourrait les croire imaginaires : l’inimaginable au cœur de l’inimaginable. Le premier surgit à la neuvième stance du septième chapitre – et l’on prend seulement conscience, en écrivant ces chiffres, de la parenté peut-être voulue par Reznikoff avec L’Enfer de Dante. Car dans cet enfer, soudain :
« Il y avait des exceptions parmi les SS […]
Un jour il y a eu un autre homme en poste.
Beaucoup de ceux qui travaillaient avaient peur des SS,
un nouveau pouvait être pire ;
et quand ils ont vu celui-là, un officier supérieur qui plus est,
ils se sont sentis pour le moins mal à l’aise […]
Les Juifs l’ont vu à l’arrivée des convois –
marchant partout et comme pris de honte.
Parfois il leur disait un mot gentil.
Mais il n’est resté qu’un mois ;
un soir, il est venu dans leur baraquement et leur a dit :
Je ne savais pas où on m’envoyait.
Je ne savais rien de tout ça,
et quand j’ai compris, j’ai tout de suite demandé un transfert.
Maintenant je vous quitte. »
Qu’un homme reste homme, et pitoyable, au milieu de l’enfer, même si ce n’est que dans son for intérieur, et que de cette épreuve il demande quitus, cela reste tout de même, semble-t-il, normal – mais la fin laisse stupéfait :
« … Il a serré la main de quelques Juifs,
et leur a souhaité de survivre. »
À cet homme capable de cette toute petite chose : une poignée de main, mais d’un bord à l’autre du gouffre, on voudrait à lui aussi serrer la main, si on pouvait, et le serrer dans ses bras par-delà le fleuve qui sépare les vivants et les morts.
Le deuxième surgissement se trouve au dernier chapitre – est-ce un hasard ? La quatrième stance suit le parcours d’« un jeune garçon de treize ans » du ghetto de Lodz à Chelmno, jusqu’à l’arrivée des Russes. Parcours « classique » pourrait-on dire, dont on connaît toutes les étapes. Pourtant, la mécanique s’est enrayée, il est resté en vie. Un rien fugitif et tout est déplacé. Le grain de sable, c’est « un officier subalterne qui s’appelait Walter », sous les ordres de qui le jeune garçon travaillait à dépouiller les cadavres de leurs dents en or au sortir des camions à gaz. Un jour de représailles après des évasions, Walter lui sauve (sciemment) la vie en l’envoyant frotter le plancher au camp des gardes.
Ce Walter est le seul être de tout Holocauste qui sera nommé. Tous les autres sont désignés par leur statut ou leur groupe, « nazis », « SS », « miliciens » etc., ou à l’autre bord, par « les Juifs », ce statut complété souvent par l’âge, ou le sexe, « une jeune fille », « une femme », « un vieil homme » « un jeune homme », « un enfant », cette désignation parfois même réduite aux « vivants » et aux « morts ». Même un des déportés dont on suit le témoignage tout au long des onze pages qui lui sont consacrées ne sera jamais nommé que « l’homme du Luxembourg ». Mais Walter, lui, a un nom. Quels qu’aient été ses motifs, reste la parole qui préserve un jeune garçon d’être fusillé, quelque chose sans doute comme : « Va brosser le plancher ». C’est pourquoi j’ai donné son nom comme titre à cette chronique. Que son nom soit répété.
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Témoignage, États-Unis, dans la traduction de Jacques Roubaud (1981) ou de Marc Cholodenko (1986), plus récemment les traductions d’Eva Antonnikov disponibles aux éditions Héros-Limite, ou encore le très beau poème « Kaddish », traduit par Nicolas Vatimbella, qui vient d’être publié dans la revue La Barque dans l’arbre.
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Holocauste, traduit par Auxeméry, suivi d’un entretien avec Charles Reznikoff, Prétexte, 2007.