Méfiez-vous de Dada

Cette exposition riche, précise, complexe de Dada Africa est organisée à Paris par trois institutions internationales : le Museum Rietberg de Zurich, la Berlinische Galerie de Berlin et le musée de l’Orangerie. À l’Orangerie, les œuvres novatrices et séditieuses de Dada dialoguent avec les sculptures extra-européennes, « primitives », créées dans des cultures différentes d’Afrique, d’Asie, d’Amérique, d’Océanie…


Dada Africa, sources et influences extra-occidentales. Musée de l’Orangerie. Jusqu’au 19 février 2018

Catalogue de l’exposition. Musée d’Orsay/Hazan, 224 p., 32 €


Dada choisit la lutte contre la Grande Guerre, contre les hécatombes, contre les « abattoirs », contre l’absurdité de la guerre, contre l’Occident qui semble moribond, contre les valeurs traditionnelles, contre l’art épuisé. Ennemi de l’Europe belliciste, Dada est révolté, rebelle, dissident, insoumis, déserteur, réfractaire. En 1948, le dadaïste Jean Arp explique sa colère et la violence de ses compagnons et amis : « Nous cherchions un art élémentaire qui devait, pensions-nous, sauver les hommes de la folie furieuse de ces temps. » Tristan Tzara, poète, grand agitateur, affirme : « Ce n’est pas Dada qui est absurde, c’est notre époque qui est absurde. » En 1916, Hugo Ball déclare : « Dada est une bouffonnerie issue du néant et toutes les grandes questions y entrent en jeu : un geste de gladiateur, un jeu avec de misérables résidus, une mise à mort de la moralité et de l’abondance qui n’en sont que des postures. »

Dada Africa

Sophie Taeuber-Arp (1889-1943), « Motifs abstraits (masques) » (1917) © Stiftung Arp e.V., Berlin / Rolandswerth. Wolfgang Morell

Sans cesse, Dada propose des messages énigmatiques : « Dada doute de tout. Dada est tatou. Tout est Dada. Méfiez-vous de Dada. » En mars 1920, dans Le manifeste cannibale Dada, Francis Picabia ricane : « Dada lui ne sent rien / Il n’est rien, rien, rien / Il est comme vos espoirs : rien / Comme vos paradis : rien / Comme vos idoles : rien / Comme vos hommes politiques : rien / Comme vos héros : rien / Comme vos artistes : rien / Comme vos religions : rien / Sifflez, criez, cassez-moi / la gueule et puis, et puis ? / Je vous dirai encore / Que vous êtes tous des poires. / Dans trois mois / nous vous vendrons, mes amis / et moi, nos tableaux pour / quelques francs. » En 1922, Tzara s’amuse : « Exaspérer le public par nos extravagances n’était pas le moindre de nos plaisirs. » En septembre 1917, dans la revue SIC, il provoque : « Regardez-moi bien ! Je suis idiot, / je suis un farceur, je suis un fumiste ! / Regardez-moi bien ! Je suis laid, / mon visage n’a pas d’expression, / je suis petit. Je suis comme vous tous ! » Ou bien jongle : « Danse danse / ma belle / insouciance / le monde brûle / et toi ris / ris jaune […] / l’eau du diable / dans les / larmes s’abîme / danse danse / vertige/ de minuit ». Dada aime se contredire : « Dada soulève tout / Dada connaît tout. Dada crache tout. Jamais Jamais Jamais / Dada ne parle pas. Dada n’a pas d’idée fixe. Dada n’attrape pas les mouches. Le ministère est renversé ; par qui ? par Dada. » Ou encore, il note : « Il y a un grand travail destructif, négatif, à accomplir. » Il n’est jamais immobile : « Dada est le caméléon du changement rapide et intéressé. »

Hostile à l’ethnocentrisme de l’Occident, aux nationalismes, aux chauvinismes, Dada est amoureux des arts et des cultures des autres continents. Les créations des tribus innombrables inspirent Dada qui cherche les autres. Dada déteste les xénophobes, les colonialistes, les racistes… Les créateurs dadaïstes fréquentent les musées d’ethnographie, les objets sont rapportés en Europe par le biais des relations économiques, coloniales, missionnaires et scientifiques ; un large public découvre des mondes inconnus, les romans d’aventures – ceux de Fenimore Cooper ou de Karl May ; les récits des voyageurs, les monographies scientifiques passionnent ; les cartes postales ont photographié les communautés villageoises, les danses, les rites. « L’Autre » serait imaginé et construit. Raoul Hausmann cherche une « désintoxication pratique du Moi »…

Dada Africa

Sophie Taeuber et sa sœur Erika Schlegel en costumes Hopi créés par Sophie Taeuber (1925). © Stiftung Arp e.V., Berlin / Rolandswerth

Le 5 février 1916, à Zurich, dans la Spiegelgasse, au Cabaret Voltaire, Dada naît. Dans la Suisse neutre, Zurich est une ville cosmopolite ; les résidents étrangers sont des artistes, des déserteurs, des rebelles, comme Lénine, des espions. Jean Arp en décrit les soirées : « Les gens autour de nous crient, rient, gesticulent. Nous répondons par des soupirs d’amour, des salves de hoquets, des poésies, des ‟oua, oua”, des ‟miaou” ; Tzara fait sauter son cul comme le ventre d’une danseuse orientale ; Janco joue un violon invisible ; Emmy Hennings essaie le grand écart ; Huelsenbeck frappe sa grosse caisse et crie ‟Umba, umba”. » En 1921, Raoul Hausmann se souvient : « Dada est un tourbillon qui entraîne les hommes, les précipite, les secoue. » Hugo Ball précise : « Ma voix adoptait la cadence ancestrale des lamentations sacerdotales, le style des cantiques tels qu’ils se lamentent dans les églises catholiques d’Orient et d’Occident. » Le Dada expérimente un bruitisme « à l’africaine ». Les poèmes phonétiques, les onomatopées (de Tzara, Hugo Ball, Huelsenbeck) déconstruisent toute grammaire en des transes. Et circulent les danseuses, souvent venues de l’école de Rudolf von Laban, qui sont masquées et « habillées en négresses ».

Ou bien Dada quitte Zurich et passe vers Berlin, vers Paris ; Dada parfois se retrouve à Barcelone, à New York ; il connaît même des sursauts tardifs jusqu’à Tokyo et une immense fortune dans l’art du XXe siècle. Dada voyage et fascine. Dans le Paris de l’après-guerre, Picabia, Duchamp, Jean Crotti, Breton, Aragon, Man Ray participent à des développements de Dada.

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Tristan Tzara (1896-1963), Chanson du Cacadou de la tribu Ananda, paru dans la revue Dada 1 en juillet 1917. © Chancellerie des Universités de Paris ‒ Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. Photo : Suzanne Nagy / Christophe Tzara

Alors Richard Huelsenbeck affirme : « Ainsi naquit le dadaïsme, foyer d’énergies internationales » ; le même signale : « Dada est une disposition spirituelle qui peut se révéler dans chaque conversation, qui oblige à dire ‟celui-ci est dadaïste, celui-là ne l’est pas”. Pour ces raisons, le club dada a des membres dans toutes les parties de la terre, à Honolulu aussi bien qu’à New Orleans ou à Meseritz. » Selon Tzara, « Dada n’est ni un dogme, ni une école mais plutôt une constellation d’individus et de facettes libres. » Selon Raoul Hausmann, « tout homme qui mène sa tendance personnelle à la délivrance est dadaïste ».

Au musée de l’Orangerie, trois femmes inventives ont imaginé des œuvres qui fascinent… Mary Wigman (1886-1973) est une danseuse et chorégraphe allemande, enseignante et animatrice en Allemagne, en Suisse, aux États-Unis ; l’extrait d’un film montre la Danse de la sorcière. Sophie Taeuber-Arp (1889-1943) dessine, peint, sculpte, tisse, brode, enseigne, danse. Elle a été une créatrice lumineuse. Son époux, Jean Arp, l’admire : « Tu rêvais d’étoiles ailées, / de fleurs qui cajolent les fleurs / sur les lèvres de l’infini. / Tu peignais une larme parmi la rosée. / Tu danseras avec les gnomes espiègles de l’ombre. » Hugo Ball dit : « Sophie est pleine d’invention, de caprice et de bizarreries ; elle a dansé sur le Chant des Poissons volants et des Hippocampes ; les lignes de son corps se brisent. » Elle est une pionnière de l’abstraction géométrique ; des taches quadrangulaires suggèrent un groupe de personnages (1920). En 1918, elle sculpte huit marionnettes en bois pour Le roi cerf, d’après une féerie de Carlo Gozzi. Avec des perles colorées, elle imagine des colliers, des petits sacs ; elle représente les poupées katsina des Indiens Pueblo. Elle emploie la laine, le papier, l’ivoire, la céramique, le bois, les plumes. Victime d’un poêle à gaz défectueux, elle meurt en 1943… Hannah Höch (1889-1978), compagne de Raoul Hausmann, a tricoté, brodé, fait des poupées fragiles ; elle a tapé sur un couvercle de fer blanc ; de 1922 à 1931, elle crée des photomontages à partir d’un musée ethnographique. Avec ironie, elle découpe les images des magazines ; elle invente les formes hybrides, les figures disproportionnées ; se mêlent une statue antique cambodgienne, les jambes d’un boxeur noir, un corps tatoué maori, un bras qui balaie le sol…

Dada Africa

Sophie Taeuber-Arp (1889-1943), Portrait de Hans Arp (1917) © Collection particulière

Par exemple, Marcel Janco (1895-1984) est architecte, peintre, graveur, sculpteur ; il est d’origine roumaine ; ses masques sont terrifiants, ordinairement d’un rouge sang, avec le carton, le crin, le fil de fer, les étoffes. Selon Arp, il confectionne « les fœtus langoureux, les sardines lesbiennes, les souris en extase ». Ou encore Man Ray photographie de nombreux objets africains, regroupés ou isolés, et multiplie les nuances de gris ; il rapproche les noirs et les blancs ; il sculpte L’idole du pêcheur (en 1927) avec des bois de liège.

Tu relis une poésie sonore de Tzara, Toto vaca (1920) : « He tikaokao / He taracho / He pararera / Ke ke ke k ». Tristan Tzara retranscrit un chant sacré des peuples maoris…


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