Le dispositif est simple, il a déjà été utilisé par d’autres avec plus ou moins de bonheur. Ici, il permet à l’auteure, Elisabeth Asbrink, de construire un livre qui est à la fois un étonnant essai littéraire sur l’état du monde en 1947 et une réflexion intime sur son histoire familiale.
Elisabeth Asbrink, 1947. L’année où tout commença. Trad. du suédois par Françoise Heide et Marina Heide. Stock, 308 p., 21,50 €
Le livre d’Elisabeth Asbrink commence comme un almanach, avec des événements qui semblent d’abord choisis un peu au hasard. Des réfugiés sur un bateau à Port-de-Bouc, une émeute au Pendjab, une sombre histoire d’ovni dans un bled nommé Roswell, d’autres encore à Berlin, Buenos Aires, Chicago, Arab-al-Zobeid… Et puis, mois après mois, on voit revenir des thèmes, des lieux, des personnages. Un modeste soldat russe qui fabrique une nouvelle arme, on apprendra son nom plus tard : c’est le lieutenant Kalachnikov. Un Français qui invente des robes « en forme de huit, de tulipe, ou imitant la lettre A ». Ses vêtements « aiment les femmes, les amènent à s’aimer elles-mêmes », mais le new look de Christian Dior, ses métrages d’étoffes coûteuses et son buste « libéré » font enrager les féministes puritaines américaines.
Au fil des pages, émerge un portrait de l’Europe d’après-guerre : un continent complètement à l’ouest, où certains « rentrent chez eux sans retrouver ce qu’ils avaient quitté, d’autres errent à travers le continent en évitant de retourner là d’où ils viennent ». Dans les pays qui ont vaincu l’Allemagne nazie, on voit des choses ahurissantes. La Grande-Bretagne est balayée par une vague d’attaques antisémites : 200 incidents à Liverpool, une synagogue incendiée, des commerces juifs attaqués à Glasgow, Manchester, Plymouth, Cardiff, Birmingham… Un maire qui fait scander : « Hitler avait raison : éliminez-les tous ». On est en Grande-Bretagne, en 1947. Il y a aussi l’Exodus, ce bateau qui tente, malgré l’opposition des Britanniques, de débarquer 4 000 rescapés juifs en Palestine. Aux États-Unis, le président Truman est sollicité par Henry Morgenthau, son ministre des Finances. Pourrait-il intercéder en faveur des passagers de l’Exodus ? Truman écrira dans son journal : « Il n’aurait pas dû m’appeler. Les juifs n’ont aucun sens de la mesure et ne savent pas non plus juger de ce qui les entoure ».
Elisabeth Asbrink, l’auteure de 1947, est une journaliste et écrivaine suédoise, connue notamment pour avoir révélé les liens entre Ingvar Kamprad, le fondateur d’Ikea, et le nazi suédois Per Engdahl. Elle nous rappelle aussi la légèreté hallucinante avec laquelle est traité le dossier de la Palestine par une commission de l’ONU. On ne sait pas comment ont été choisis ses membres, mais il semble qu’ils soient « mesquins, vaniteux, méchants, butés ». « Difficile de comprendre qu’on ait pu confier une question aussi cruciale à une équipe si médiocre », remarque un haut fonctionnaire américain. En face d’eux, il aurait pu y avoir le modéré Musa al-Alami, partisan du partage et de la cohabitation avec les Juifs. C’est finalement le mufti de Jérusalem, ami déclaré de Hitler, qui représente les Palestiniens. À lire Elisabeth Asbrink, on se dit qu’avec d’autres protagonistes la face du Moyen-Orient eût été changée. L’avenir du monde aussi. On peut rêver. En attendant, les premiers Palestiniens fuient – provisoirement, croient-ils – leurs villages pilonnés par la Haganah. À la fin de la guerre, en mai 1948, ils seront 750 000 à avoir perdu leurs maisons.
Autre affaire traitée avec la plus grande désinvolture : le dossier indien. La partition est gérée de telle façon qu’elle jette plus de 15 millions de musulmans, hindous et sikhs sur les routes et les rails. Viols, mutilations, castrations, égorgements feront près d’un million de morts. Il faudra attendre quelques années pour que lord Mountbatten, dernier vice-roi des Indes, qui avait été chargé du dossier reconnaisse : « I fucked it up » (« j’ai merdé »).
1947 nous parle d’écrivains : Paul Celan, Primo Levi, Thomas Mann. Et Simone de Beauvoir. Avant de la suivre à Chicago où débutera son histoire d’amour avec Nelson Algren, on la voit vivre à Paris. Dans son journal, elle prend des notes sur les femmes qu’elle croise : « Jolie mais idiote » ; « Elle est très laide » ; « C’est la seule femme assez intelligente pour que je la fréquente, mais elle est moche ». Il est aussi question de cinéma. Herbert Biberman tourne New Orleans, un film sur le jazz avec Billie Holiday et Louis Armstrong. La RKO ordonnera des coupes au montage : « ce film met en avant trop d’Afro-Américains. Il donnerait presque l’impression que ce sont eux, les inventeurs du jazz ».
1947 pourrait n’être qu’un essai de géopolitique et d’histoire culturelle, mais on y entend souvent de l’ironie, parfois de la colère. Autre chose encore, peut-être la musique du regret aigu, du « ça aurait pu se passer autrement », comme un désir d’uchronie. À propos de l’Inde et de la Palestine, mais pas seulement.
Il y a cette Europe qui « grouille d’enfants dont les parents ont été fusillés, gazés, torturés, sont morts de faim ou de froid. Ces enfants ont survécu – parce qu’on leur a décoloré les cheveux et bricolé de faux certificats de baptême ». Zoom sur la zone d’occupation américaine en Bavière : nous voilà dans un camp d’enfants juifs dirigé par des sionistes. Parmi eux, le petit Joszef. Son père est mort. Sa mère débarque de nulle part, alors qu’il est en classe, et lui demande « ce qu’il veut faire de son avenir ». Rentrer avec elle à Budapest ? rester dans ce camp pour partir en Israël ? « Il a dix ans et doit prendre une décision ». Le choix de Joszef se fait en cinq minutes dans un bout de couloir : « Il croit choisir le pays où il est chez lui, puisque Budapest est la ville qui l’a vu grandir. Mais cette Hongrie dont la population a voulu sa mort est une nation ennemie ».
Dans la manière dont Elisabeth Asbrink raconte ce moment, quelque chose fait penser qu’on s’approche du noyau du « ça aurait pu se passer autrement ». Mais pourquoi est-ce si important que son Joszef – qui deviendra son père – ait choisi la Hongrie (puis la Suède) et pas Israël ? que s’est-il passé après ? quel est le secret dont elle ne nous parle pas ?
Au-delà de la chronique de la fin d’un monde ancien et du début d’un monde nouveau (celui que les Français ont appelé les « trente glorieuses »), 1947 est aussi une méditation sur le destin et ses embardées. Le livre a un sous-titre : L’année où tout commença. Mais tout quoi ? une nouvelle mode ? de nouvelles guerres ? Et que veut dire l’auteure quand elle déclare : « Peut-être n’est-ce pas l’année 1947 que je cherchais à recomposer… Ce qu’il s’agit de faire tenir ensemble, c’est moi, et cette peine en éclats. La peine qu’instille la violence, la honte de la violence, la peine qu’instille la honte » ?