Le mot « rupture » pourrait figurer au pluriel sur la couverture du nouveau roman de Maryline Desbiolles. Cet événement prend des formes diverses : une catastrophe terrible à la fin des années 1950, et ce qui transforme un jeune homme en adulte, à travers découvertes émerveillées, et tragédies.
Maryline Desbiolles, Rupture. Flammarion, 126 p., 15 €
François quitte un jour Ugine pour travailler sur le barrage de Malpasset, près de Fréjus. Il n’a pas vingt ans. Il est manœuvre sur le chantier, voit la mer pour la première fois, et la lumière des vergers, remplis de pêchers. Il rencontre Louise Cassagne, fille d’un producteur de fruits pour qui il travaille l’été, côtoie René le Rouge, un militant communiste têtu comme une mule qui devient son ami et lui apprend ce qu’il faut savoir de ce monde. Il entend des mots et expressions qui résonnent singulièrement : « aliéné », « ouvrage d’art » ou « aux frais de la princesse ». Il entendra parler d’un tremblement de terre à Orléansville et c’est la première fois que le nom d’Algérie apparaîtra dans le nouveau roman de Maryline Desbiolles.
Mais on est encore en 1953, en pleine affaire Henri Martin, ce militant opposé à la guerre d’Indochine qu’il faut sortir de prison. Puis arrive la guerre sans nom, que François fera ou subira, deux ans durant, sans rien dire, ni sur le moment ni plus tard. Il revient à Fréjus : « Où mieux que dans un pays qui lui ressemble, oublier l’Algérie ? Dans un pays qui lui ressemble où il n’est besoin de rien déplier, surtout pas la honte tout au fond de la pile. » La violence est commune à ces deux espaces, violence de la terre qui ne connaît pas de mesure, violence des hommes qui la peuplent.
François retrouve ce lieu dans lequel il a aimé Louise, cette « petite flamme blanche ». François a-t-il un « grain » ? Une « case en moins » ? Porte-t-il ce prénom ou celui d’Augustin que lui chuchotait son père, disparu un jour de 1943 ? Augustin comme l’auteur des Confessions né dans les Aurès, Augustin comme ce Grand Meaulnes, héros dont Louise lui a offert l’histoire, avant de disparaître, Louise dont l’absence « lui mord le cœur ». Le jeune homme est un taiseux. Il ne se livre pas et jusqu’au bout, jusqu’au moment du déluge final, il ne peut exprimer son chagrin. La guerre, il la vit dans le silence, et quelques phrases suffisent pour la résumer, avec le mot peur, au milieu : « Il ne retrouve pas la peur. Elle ne l’a jamais quitté non plus, elle ne le quitte pas. Ni l’ennui. Ni la chaleur. »
Il faudra la violence des éléments pour le sortir de son hébétude, de cette impression qu’il donne d’être « anesthésié ». Violence de la pluie que l’on n’imagine pas aussi destructrice. Cela commence à Nice, sur la Promenade des Anglais, cela dévale les pentes du Reyran, cette vallée dans laquelle on a creusé le barrage, à Malpasset, Mau passet, le mauvais pas : « Il pleut l’après-midi, il pleut le soir. Jamais il ne cessera de pleuvoir. Plus jamais on ne verra le ciel. Il s’est abouché à la mer, abouché à la terre. Jamais il ne renoncera à se séparer d’elles, plus jamais il ne formera une voûte, un abri. Tout est en eau. » Le père Cassagne ne s’y trompe pas, qui craint le pire. Les officiels, une série de « on » alignés autour de l’ouvrage d’art, ont beau vanter l’édifice, cette sorte de cathédrale ou d’usine à ciel ouvert, comme la voit René qui croit dur comme fer au progrès qu’il apportera, le barrage est rempli de failles et porte en lui toute la fragilité des hommes.
La narratrice met pourtant en relief le travail de ceux qui le bâtissent ; elle nomme les corps de métier, les entreprises, l’architecte, comme elle nomme tous ceux qui existent par les gestes du travail, dans l’usine en Savoie, cette « bouche d’ombre » qui avale le paysage, ou dans les vergers où l’on ramasse les pêches. Mais ces gestes sont peu de chose face au déluge.
« Alors il fit nuit et la nuit ressembla à la nuit ». Si rupture il y a, elle est aussi recommencement. Maryline Desbiolles est revenue au roman, à la fiction, aux personnages, et la langue qu’elle écrit, pour familière qu’elle nous reste, rend la dimension épique d’une histoire, la nôtre, entre 1943 et 1959. L’ancrage historique est marqué : dates, lieux, événements ; parfois, la narratrice écrit comme on tourne les pages d’une éphéméride. Parfois, elle rappelle un jour, comme ce 5 juin 1944, lorsque vingt-huit otages sont exécutés par les Allemands à Ugine. On sait, par un autre de ses romans, que leurs corps étaient exposés au soleil et qu’un homme eut le courage de défier les assassins en tirant les cadavres vers l’ombre.
On retrouve l’espace et certains faits familiers aux lecteurs de Primo ou de Ceux qui reviennent, Ugine bien sûr, le Piémont où sont, pour partie, les origines de l’auteur. On se rappelle l’attentat à la bombe qui détruit la mercerie-bonneterie tenue par les grands-parents, acte de pseudo-résistants ayant attendu la Libération pour s’en prendre à de supposés fascistes, puisque Italiens. Et on croise la tante toujours coiffée et maquillée, tirée à quatre épingles, toujours assoiffée. Mais le cadre est soudain élargi, comme l’écran sur lequel Cathy O’ Donnell ou Robert Mitchum ouvrent un autre espace : Les amants de la nuit est une sorte de révélation pour le jeune amoureux, et Les indomptables lui raconte une histoire différente de celle de ce Sud aride. Ces deux films de Nicholas Ray, l’un des grands lyriques d’Hollywood, donnent une profondeur particulière à ce roman.
Si Louise, aimée un jour lumineux dans la campagne, n’est plus près de lui, elle demeure présente dans cette nature qui lui sert de refuge : « elle est avec lui dans la colline, elle l’enveloppe, elle s’étend à toute la colline, elle est la colline. Ses lèvres sont les genêts, ses cris, ses soupirs, leur couleur jaune, ses seins sont les fleurs roses des cistes que ses mains à lui ont froissées, son pubis est le lentisque odorant et poisseux. Elle est le bouquet brûlant, le buisson juteux, goûteux, le buisson succulent.
Dans la colline il arrive qu’il soit encore vivant ».
Cet adjectif n’est pas le dernier mot du roman de Maryline Desbiolles. Et pourtant on l’entend ou on le devine dans les larmes de François qui lave les morts, pleure les enfants disparus, et revoit enfin Louise, sa petite flamme blanche, pressée contre sa mère, au milieu du désastre.