Démocratie en miniature

Dans Ceux d’ici, une petite ville de la côte Est se métamorphose après le 11 septembre et l’arrivée de New-Yorkais fortunés qui vont changer la donne. Comme toujours, Jonathan Dee explore avec finesse les fêlures de l’Amérique et les désillusions de sa classe moyenne, et cette fois les glissements d’une société lorsque s’émiettent et basculent un mode de vie et une pratique démocratique : inquiet et chaleureux, le roman se lit d’un trait comme un texte politique et prémonitoire.


Jonathan Dee, Ceux d’ici. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Élisabeth Peelaert. Plon, coll. « Feux croisés », 352 p., 21,90 €


En droite ligne du roman Les privilèges (Plon, 2011) où, riches et brillants sur le bûcher des vanités, les jeunes mariés Adam et Cynthia Morey s’étourdissent de réussite et d’argent au cœur de la haute société new-yorkaise assénant en conclusion la terrible phrase « c’est moi qui paie », le dernier ouvrage de Jonathan Dee offre un pas de côté, élargissant la méditation hors de la grande métropole et du cercle des nantis. Tout se passe ici à Howland, petite ville du Massachussetts, repliée à l’abri des collines ondoyantes du Berkshire, restée dans son jus et appréciée des estivants en mal de charme rural et discret. Mais du jour où ces mêmes privilégiés new-yorkais passent de la villégiature d’été à l’implantation permanente pour des raisons de sécurité, tout va changer ; c’est ce dérapage de société à la fois insidieux et manifeste, à l’œuvre même dans les recoins paisibles de l’Amérique contemporaine, qui passionne et inquiète Jonathan Dee, lui-même élevé dans le Connecticut et familier de la Nouvelle-Angleterre. Son choix délibéré du lieu berceau de l’Amérique, qui a le sens de l’histoire et des traditions, donne vigueur à ce récit du délitement du socle moral d’une nation, fortement accéléré au cours de la dernière décennie.

Se référant à l’ouverture de l’Odyssée de l’espace, Jonathan Dee donne un prologue très réussi, en marge du récit linéaire, qui fait date et origine et qu’il intitule « 0 », comme dans ground zero : « Broadway était figé comme une capture d’écran. Personne dans la rue. C’était plutôt génial au début de l’avoir entièrement pour soi, comme dans un de ces films de fin du monde. Mais ensuite j’ai aperçu un autobus vide, portes ouvertes, à l’arrêt au milieu d’un carrefour. J’ai commencé à flipper un peu, et j’ai coupé vers l’ouest en direction du parc. » Au centre de cette glaciation une rencontre dans l’antichambre d’un cabinet d’avocats en charge d’une action en justice collective pour abus de biens. L’exposition pose d’emblée les thèmes de la plainte, de l’injustice, de la malversation mais aussi du vide d’une société marchande et dépensière. En face à face, deux personnages floués, en quête de sécurité financière mais en dissonance totale sur l’échelle sociale : Philip Hadi, richissime gestionnaire de fonds d’investissements qui navigue parmi les gens de la haute finance et de la politique et Mark Firth, entrepreneur en bâtiment qui travaille avec ses ouvriers et son camion. Confrontation de l’homo sapiens et de l’homo faber d’aujourd’hui dans une société du risque et du dol, à l’image de l’Amérique judiciarisée et procédurière. Si Hadi possède une grande maison de vacances à Howland, Firth y réside, gagnant sa vie à la dure, mais après la tragédie nationale et l’obsession de l’agression ils vont devenir voisins lorsque Hadi se replie à la campagne à l’abri de la paranoïa new-yorkaise. Sur le socle du couple classique maître et valet, pot de fer et pot de terre, de ce tandem du madré et du naïf, le roman va s’étoffer, tourner autour de l’idée de chantier, métaphore habile pour couvrir les travaux matériels de sécurisation des villas et de pose de caméras de surveillance sur la ville, et surtout les aménagements politiques dans la conduite de la cité.

Jonathan Dee, Ceux d’ici

Jonathan Dee aime à préciser que l’écriture du roman a commencé en 2013, c’est-à-dire bien avant que l’Amérique ne découvre la candidature de Donald Trump et son programme. Il a bien conscience que le récit est proche des événements vécus quotidiennement par les petits Blancs spoliés et désarmés, la cohorte des trimeurs, fonctionnaires et gagne-petits, tous ces perdants d’une mise en coupe par la spéculation et le cynisme des riches. Pour le romancier, il s’agit, ni plus ni moins, de l’institutionnalisation de la sauvagerie dès lors que sont abandonnés les filets de protection qui tiennent une société et le Washington Post ne s’y trompe pas, qui considère que « dans le climat politique actuel Ceux d’ici résonne comme un cri d’alarme. »

Bienvenue au pays de l’arnaque et de la bulle. Précarité, angoisse, nul n’est épargné et le roman se bâtit sur des effets de cascade et d’aubaine. Jonathan Dee donne corps à cette société en campant les deux familles de Howland dans leur vie quotidienne, frères et sœurs, parents vieillissants de Firth, tout le peuple des employés, secrétaires, assistants sur leur lieu de travail face à l’évanescence du nabab. Le panorama décrit aussi bien les structures de la petite ville avec une attention soutenue portée à l’école, ses enseignants et ses programmes, que les destins individuels avec leurs tiraillements et échappées dans l’adultère ou le mensonge. L’empathie de Jonathan Dee donne chair à la bourgade en individualisant ses personnages pris dans leur métier et leurs soucis, et qui ne prennent pas garde au dérapage de la vie civique, à l’effacement constant du processus de décision démocratique, message essentiel du roman. Peu à peu tout devient miroir aux alouettes, explosion du marché, pactole, dès lors que Hadi, sans combat d’idées et sans campagne électorale, devient le maire d’Howland. On touche là à la séduction intrinsèque des riches, à l’ambiguïté des sentiments qu’ils suscitent et à cette démission collective face à leur pouvoir, thème fitzgéraldien persistant chez Dee.

Jonathan Dee, Ceux d’ici

Jonathan Dee © Jessica Marx

Avec Hadi comme Premier Élu, s’installent à Howland la perversion des mécanismes de régulation, l’absence de délibération municipale et de votes, l’arbitraire des subventions consenties par l’édile sur ses propres dollars. Une popularité acquise par la baisse des impôts, un renforcement des surveillances et des verbalisations, tout conspire à la sécurité et à la réélection. Bienvenue au paternalisme et au fait du prince, au caprice passager : Hadi modèle la petite commune à son image. Le tissu des savoirs se défait, Firth abandonne son métier de bâtisseur et de maçon pour s’enliser dans un cortège d’achats immobiliers, jouant à la roulette sur les saisies et les reventes, en passant par la case hypothèques. Tout est devenu corruption rampante, clientélisme tranquille, spéculation, mais n’est pas financier qui veut et chez les humbles la déconfiture des couples aussi bien que des placements juteux ne tarde pas à saper la petite ville. L’exaspération de quelques réfractaires peine à se faire entendre, l’équilibre traditionnel est rompu et déclinent alors bistrots populaires et lieux du lien social. Comme dans la célèbre émission télévisée, on est viré, on achète et on ment. La Gazette devenue obsolète se remplace par des blogs sans lendemain, fleurissent la délation anonyme et le chacun pour soi.

Roman orwellien d’une grande diversité humaine, Ceux d’ici manie l’absurde et l’humour, le grand écart entre les tenants d’une mondialisation efficiente et les préoccupations locales, entre les mirages et l’appauvrissement réel. Jonathan Dee pénètre les coulisses, touche à la perte du sens moral et de la solidarité collective, à cette ruine annoncée dans les listes de ventes aux enchères hebdomadaires, abordant aussi bien les dettes que les déprimes teintées d’obsessions américaines – frais de scolarité des enfants, chambres fortes et maisons barricadées. Il pose la question du patrimoine historique de l’Amérique, mettant en vis-à-vis le bien-fondé de la conservation de la riche demeure de Caldwell House et la fermeture de la bibliothèque municipale. Sous l’apparence factuelle, se dessine une réflexion philosophique et engagée sur l’indifférence civique et la fragilité des mécanismes de soutien à la classe moyenne, de plus en plus exposée et vulnérable. Lanceur d’alerte à sa manière, Jonathan Dee veut pourtant parier en fin de roman sur une possible restauration des valeurs de partage et sur la prise de conscience d’une jeunesse encore maladroite dont la seule arme est le « pouvoir de dire non ».


Cet article a été publié sur Mediapart.

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