Le dernier roman de Patrick Grainville est une fresque grandiose qui nous parle d’amour, mais aussi des artistes peintres venus « inventer leur regard » en Normandie sur les plages d’Étretat. Ce n’est pas tout : l’Histoire de France de la République de Gambetta jusqu’à la Grande Guerre trouve sa place dans ce récit qui commence en 1867 lorsque Charles, le héros du roman, revient d’Algérie et s’achève en 1927 lorsque l’avion de Lindbergh se pose en plein milieu du tableau de Claude Monet, Terrasse à Saint-Adresse.
Patrick Grainville, Falaise des fous. Seuil, 656 p., 22 €
Dans le déploiement de ces soixante années racontées depuis la conscience de Charles, le discret héros du roman, le fou d’amour et de l’amour dont la vocation d’écriture vient progressivement, mais toujours dans le ravissement de la peinture de Monet, de Courbet ou de Boudin, Patrick Grainville a trouvé et nous donne l’infini.
Charles a le privilège inouï d’emmener Claude Monet dans son bateau « embrasser la fresque des falaises » blanches d’Étretat que le peintre va peindre pendant plusieurs années. Il découvre ce qu’il appelle « la guerre de Monet »: « que de peine, que de lutte, que d’acharnement, quelle folie pour atteindre la seule grâce qui comptait pour lui : saisir la matière dans la splendeur des instants et des jours ! »
La maîtresse de Charles s’appelle Mathilde, elle a un mari et une belle-fille, Anna. Charles est plus jeune que Mathilde. Lorsque leur passion se termine, il tombe amoureux d’Anna, qu’il a vu grandir. Il la sauve de la noyade, par hasard : « L’avènement d”Anna dans la lumière. Dans une fraîcheur de peau, d’allure, une vénusté hallucinantes. »
Charles est l’amant parfait, par son oisiveté, par sa mélancolie, par son style. Il ne se fait pas d’illusion sur lui-même, sa vie se résume à une seule action en Algérie en 1867, où il a été blessé par des rebelles kabyles : « Et cela me dégoûtait de me sentir si amorphe. Quelque chose en moi avait été tué lors de l’embuscade africaine, et sans doute bien plus tôt. Un ressort manquait, la vague qui m’aurait soulevé, porté. Je ne pouvais survivre que dans un cadre clos. » Avec Anna ils parlent de peinture, de Monet, de Courbet: elle devient peintre, il devient écrivain, se séparent. Leurs enfants respectifs, Charlotte et Alexandre, sont troublés l’un par l’autre.
Anna et Charles, et bientôt Albert et Aline, leurs compagnons, vont à la rencontre des artistes de leur époque. Leur conscience de l’art ne se désolidarise jamais de leur conscience sociale et politique. Ils regardent de face, et c’est la force du roman, la peinture et la guerre. Ils réagissent à l’éblouissement de la peinture de Monet aussi bien qu’à la déchéance morale où se vautre lamentablement la France anti-dreyfusarde. Auparavant, Courbet, dans sa participation active à la Commune, qui lui vaudra la prison et l’exil, a été la figure par excellence de l’artiste engagé, le peintre qui peignait « la viande païenne de la réalité ». Plus tard, beaucoup d’écrivains et d’artistes s’engageront dans la guerre de 14, Charles Péguy brandira son sabre en pantalon rouge et deviendra une figure emblématique du sacrifice. Pendant ce temps, Monet continue de peindre, presqu’aveugle, et ne cesse de se plaindre : « le ciel devrait savoir qu’il pose ! ». Sa guerre de peintre, comme le considère Charles, cette guerre sans effusion de sang, se poursuit en parallèle de la grande guerre: « Le carnage de la guerre de 14-18 est un impensable. Les Nymphéas de Monet sont un impensable. L’un n’explique pas les autres. Le scandaleux prodige est la superposition de l’œuvre humaine de destruction massive et de l’envol dans la création à perte de vue. Il faut garder intacts ces deux impensables simultanés. »
Ce prodige, cette superposition de la peinture de Monet et de la guerre de 14, Grainville le réalise dans son roman, grâce à sa langue capable de tout décrire, sa langue excessive qui sait se retenir, lorsque c’est nécessaire. On ne peut s’empêcher d’admirer, tout en lisant le roman, le « savoir-faire » d’écrivain, son lexique fabuleux, hugolien, son art du détail, les délicatesses d’écume de cette unique vague d’écriture, déployée sur quelques six cents pages. Grainville est peut-être un des derniers maîtres en roman, un artisan génial qui emportera les secrets de son art avec lui.
L’écriture de Patrick Grainville est protéiforme, logorrhéique, excessive mais juste, capable de retenues, de virages brusques, ou d’effets de silence lorsque c’est nécessaire et lorsqu’il sent que ses mots, ses trouvailles, ont besoin d’un peu de silence pour résonner. « Cette orgie d’écume, toujours fraîche » au moment où Charles observe Monet regarder la mer, dans son bateau, nous fait entendre la sensibilité naissante de son écriture, l’éveil de sa conscience d’écrivain.
Grainville décrit sans fausse pudeur les replis du corps féminin et nous fait sentir les « sueurs du cul » que Maupassant, que Charles rencontre dans un bordel, aime tant. Il célèbre la beauté des couilles des chiens du tableau de Courbet, L’Hallali du cerf. Mais il sait aussi se tenir respectueusement à distance de son sujet, par exemple lorsqu’Alexandre revient de la guerre, blessé et traumatisé. Ses phrases sont alors de délicats coups de crayon : « Alexandre est là, tout fragile et frissonnant. La pluie de baisers de ma fille. La stupeur timide d’Alexandre. Leurs larmes, je m’arrête. Leurs silhouettes si fines, comme évaporées dans la lumière de la mer. »
Tout l’art langagier de Grainville se manifeste dans ses descriptions de foules. Il a le coup d’œil d’un Brughel l’Ancien. Qu’il s’agisse du départ des terre-neuvas vers le Canada, de la foule des migrants qui arrivent à New York, ou de la foule des badauds qui se pressent au départ du Titanic : chaque visage mérite d’être peint. On voit de près la nuque de Dreyfus à son retour de Cayenne mais l’on perçoit en même temps l’ensemble de cette fresque historique comme un choc de lumière, une déflagration.
Un monde moderne s’est constitué avec la République de Gambetta, ce monde a été infiniment brillant si l’on considère la brochette extraordinaire d’artistes peintres et d’écrivains qui ont vécu et créé à cette époque. Et finalement cette éclosion artistique sans précédent n’a empêché en rien l’ignominie de la grande guerre: celle-ci est considérée à partir de l’affaire Dreyfus, élément central de son analyse. Il n’oublie pas d’honorer la mémoire de la Commune de Paris dont peu d’écrivain à l’époque ont pris la mesure. Cette vision d’ensemble du roman, qui porte aussi sur l’échec de la République universelle que souhaitait Hugo, donne une sensation proche de la sensation procurée par les grands Nymphéas de Monet. Le peintre, personnage incontournable du roman, oeil fondamental selon Patrick Grainville, inventera une peinture d’une telle pureté qu’elle absorbera tous les contours du monde dans sa lumière.
La folie de la guerre a lieu et le coupable n’en est pas le grand Capital, insiste l’auteur, mais l’homme lui-même : « Ainsi, j’aurai chanté les fous de création de ma jeunesse: Hugo, Rimbaud, Monet, Courbet, Manet, Flaubert, Maupassant… Puis, à partir de l’affaire Dreyfus, on vit monter la vague des fous du racisme antisémite et de la guerre nationaliste. Désormais, hormis l’antisémitisme, les deux côtés se fondent. Nos fous d’aujourd’hui, poètes et politiques, ont la même foi, la même folie. S’il y a un sens persistant et répétitif de l’Histoire, c’est bien celui-là. Ce serait une enfance de penser que cette folie relève uniquement des crises économiques et d’une dialectique sociale, historique. Non, la cause centrale, le coeur du crime, c’est l’Homme à l’unanimité. »
C’est cet effroi de l’homme devant l’homme qui donne à la démesure de la prose de Grainville ses qualités de transparence impressionnistes, c’est la guerre peinte comme une nuit volontaire, acharnée, imposée par l’homme à l’homme, qui, en contrepoint des éblouissements de la peinture de Monet, fait de ce roman un pur effet de lumière.