La légende d’Ysé

Ce fut la plus foudroyantes des rencontres, en 1900, sur l’Ernest Simons, un steamer en direction de la Chine, entre le jeune consul encore vierge qui voulait devenir moine, et cette « créature si radieuse et si superbe », Rosalie Vetch, à la beauté altière, incarnation brusquement révélée de la féminité. Accessoirement mariée et mère de quatre garçons. « Splendeur aussi fragile qu’une royale chevelure de femme prête à crouler sous le peigne / Ô mon amie ! ô muse dans le vent de la mer ! ô idée chevelue de la proue », écrira-t-il dans la première des Cinq Grandes Odes de 1904, à Fou-Tchéou, à l’embouchure du Min Jiang.


Paul Claudel, Lettres à Ysé. Texte établi, présenté et annoté par Gérald Antoine. Préface de Jacques Julliard. Gallimard, 443 p., 29 €


Née en 1871 d’un père polonais et d’une mère écossaise, Rosalie Ścibor-Rylska passe son enfance cosmopolite « dans un monde fabriqué pour le bonheur », écrit sa biographe (Thérèse Mourlevat, La Passion de Claudel. La vie de Rosalie Ścibor Rylska, Phébus, 2011). Elle se marie en 1892 à un cousin de la Réunion, Francis Vetch, un négociant plus âgé qu’elle, dont elle a quatre enfants. C’est en 1900, sur ce paquebot en route pour l’Orient, qu’elle éblouit et séduit le « petit consul », abattu de s’être vu refuser l’entrée dans les ordres. L’épisode de cette rencontre « en mer » fut transposé et magnifié dès 1905 dans Le partage de midi, avec la passion de Mesa – Claudel – et d’Ysé – Rosalie – avant de prendre une dimension cosmique et théologique avec les amours de Doña Prouhèze et de Rodrigue dans Le soulier de satin de 1928-1929.

La liaison du consul et de la femme mariée se poursuit quatre années durant, de 1900 à 1904, « quatre années brûlantes ». Malgré l’indulgence dont fait preuve à son égard le Quai d’Orsay, notamment son ami Philippe Berthelot, et en dépit de la complaisance supposée d’un mari souvent en voyage, la liaison avec la belle Rosie – qui habite ouvertement au consulat avec ses enfants – finit par faire scandale. Mais c’est de son propre chef, sans le prévenir, que, le 2 août 1904, enceinte de Claudel, Rosalie rentre en Europe, s’enfuit presque. A-t-elle deviné que jamais son amant, catholique fervent, n’accepterait qu’elle divorce pour l’épouser ? Qu’il se reproche d’avoir brisé une famille chrétienne ? Quoi qu’il en soit, sur le long chemin du retour, en mer, Rosie, rencontre un homme d’affaires, Jan Lintner, riche et bel homme, qui l’héberge et la protège, et qu’elle épousera en 1908. Elle accouche en janvier 1905, à Bruxelles, de Louise, la fille de Claudel, mais rompt avec ce dernier en gardant un « odieux silence ». « Horrible trahison », lui écrira-t-il, blessure jamais vraiment cicatrisée, « sourde douleur qui ne me quitte pas ». Le petit adultère maritime, transfiguré en une passion mystique, au gré des différentes versions du Partage de Midi, s’achève pour Claudel en 1905 avec une vaine course-poursuite à Bruxelles, chaussée de Charleroi, dans l’espoir de voir sa fille nouveau-née.

Pendant treize ans – treize ans ! –, Claudel restera sans nouvelles de sa maîtresse et de sa fille. Il cherchera avec douleur et opiniâtreté pendant ces longues années à retrouver la trace de Rosalie, dans une quête amoureuse de par le vaste monde à laquelle il donnera avec Le soulier de satin une transposition poétique et dramatique.

Jusqu’à ce jour solennel d’avril 1917 où, consul de France à Rio de Janeiro, il reçoit une lettre (non conservée) de la belle Ysé, qui renoue avec lui. Et Claudel pardonne tout, non sans affirmer qu’« aucune femme au monde n’a été aimée par un homme comme vous l’avez été par moi. Ce sentiment ne s’est jamais éteint dans mon cœur, vous êtes la seule femme que j’ai jamais aimée […] et il me semble que rien et la mort elle-même ne pourra jamais étouffer le mouvement profond, impétueux, irrésistible qui entraînait mon être vers le vôtre ». Qui reçoit de telles lettres ? Ces « divines retrouvailles » des années 1920-1921, d’abord ardentes, donnent lieu à une correspondance fournie, de la part du seul poète, qui mendie souvent une lettre en réponse, un signe, un télégramme de la belle dame sans merci. Il peut enfin rencontrer sa fille Louise en 1920. Celle-ci – « boulotte, belle voix, très intelligente », selon son père, ravi – ne connaîtra qu’en 1933 la nature exacte de son lien avec celui qu’on lui présente comme son « parrain », et qui la préfère à ses enfants légitimes. Cela n’est pas sans exemples.

Paul Claudel, Lettres à Ysé

Paul Claudel, par Félix Vallotton (1898)

Mais quand, en 1921, Claudel est nommé ambassadeur à Tokyo – pour trois ans –, Rosie ne s’émeut guère et il fait mine de s’accommoder de cette nouvelle séparation, car, dit-il, les émoluments afférents à ce poste vont lui permettre de venir en aide plus généreusement à Rosie et sa fille, « ce cher fardeau », ce « lien sacré ». Le poète de l’amour fou devient gestionnaire de sa famille cachée. Il développe même, pour caractériser la nature nouvelle de leur sobre relation, une sorte de théorie du non-mariage, du mariage par la séparation, l’abstinence et l’absence, qui lui fait dire, revenant avec indulgence sur la fuite de 1905 : « tu m’as sauvé en te séparant de moi ».

Cette histoire est aujourd’hui bien connue, grâce aux travaux de Gérald Antoine. Ce dernier, grand claudélien, a pris une part essentielle dans la révélation de cet épisode, de ce secret longtemps dissimulé, et la publication on ne peut plus scrupuleuse de ce qui reste de la correspondance de Claudel avec « Ysé » est assurément un bel événement. Mais pourquoi ne pas avoir indiqué que l’aimable et savant recteur Antoine était décédé en 2014 ? La préface de Julliard n’en dit mot. Inélégant et peu compréhensible.

Histoire bien connue, pleine d’ombres cependant, car déséquilibrée. Les lettres de Rosie, à deux ou trois banales exceptions près, ont disparu et sa personnalité flamboyante demeure une énigme. Qu’avait-elle pour séduire Claudel à ce point ? Elle si coquette, indifférente en apparence à cet encombrant délire érotico-mystique, narcissique, peut-être, un peu aventurière, n’aimant pas ses enfants, belle sans doute, mais souvent « patraque » comme dit Claudel, soucieuse de son avenir matériel (très incertain) et peu curieuse de l’œuvre qu’elle a inspirée. Quel était le jugement qu’en femme libre elle portait sur ce pauvre fou de Claudel ?

Claudel lui-même, le moine recalé, aurait pu être écrasé par ses contradictions entre son esprit pratique, son goût charnel de la vie, son obsession de l’argent et, d’autre part, un catholicisme médiéval qui le place sous la coupe de confesseurs trop curieux de sa sexualité, et qui nourrit sa poésie des psaumes de la Bible. Pris dans « l’Enfer du génie », pour reprendre le sous-titre de la biographie de Gérald Antoine, Claudel va sans transition du plus concret au plus exalté, n’hésite pas à voir dans cette liaison banale, au bout du compte, un dessein singulier de la Providence, la marque d’une volonté spéciale de Dieu. Les lettres les plus riches datent des retrouvailles des années 1920 et des longues périodes de séparation, pendant lesquelles Claudel se préoccupe beaucoup du sort de ses deux femmes – Rosie et sa fille – au point de négliger son propre mariage, son épouse, jalouse, et ses enfants. Les aspects matériels comptent alors. Mais le poète surgit dans la même page, dans le même paragraphe, avec des choses vues du Japon, notamment, concrètes et symboliques, comme telle nuance de rose, tels arbres emmêlés, tel aspect de la mer la nuit, telle configuration des étoiles dans la constellation d’Orion.

Paul Claudel, Lettres à Ysé

Paul Claudel

La fin de la vie de Rosie fut singulière, et la correspondance est muette sur cet aspect. Claudel, le grand poète catholique, l’homme marié, l’académicien, continue à veiller sur le sort de la fantasque Rosalie et de sa fille et c’est dans ce contexte qu’il va renouer avec Romain Rolland, son ancien condisciple du lycée Louis-le-Grand. Certes, leurs voies ont divergé : Claudel, qui publie dans la NRF, a poursuivi une carrière de diplomate (« au service d’Hérode », dira Romain Rolland), Romain Rolland a publié dans les Cahiers de la Quinzaine de Péguy, est devenu célèbre avec Jean-Christophe, a entamé une évolution politique radicale avec le pacifisme des années de guerre, l’internationalisme des années vingt, puis le compagnonnage avec le Parti communiste dans les années trente. Pourtant, ils se retrouvent dans les années 1940, par l’entremise de Marie Romain Rolland, Russe orthodoxe et bolchévique, qui, en plein désarroi, « a envie de se convertir », comme le note Claudel, non sans prudence, dans son journal en décembre 1939. Marie rejoint effectivement l’Église catholique en février 1940. Cette démarche rapproche les deux écrivains : Claudel envoie à Rolland Un poète regarde la croix, et ce dernier l’invite à Vézelay. Ils se revoient, et renouent des relations amicales, fraternelles, même si elles sont rendues compliquées par la passion de Marie pour Claudel. Ce dernier rend visite à Rolland à Vézelay en avril 1940, une visite dont Rolland, frappé, donne un long récit, tandis que Claudel célèbre la basilique dans son « Vézelay ». Est-ce à cette occasion qu’il lui confie le secret de sa vie ?

Par la suite, Claudel et Rolland échangeront une abondante correspondance sur la musique, la littérature et la foi, le premier, sans trop de diplomatie, essayant de convaincre le second de se convertir, lequel résiste, même « au seuil de la dernière porte ». En attendant, des rencontres ultérieures, à Paris et à Vézelay, renforceront cette « amitié retrouvée » – pour reprendre le titre de l’édition de leur correspondance procurée par Bernard Duchatelet et Gérald Antoine, (Claudel-Rolland. Une amitié perdue et retrouvée, Gallimard, 2005).

La confiance est telle entre eux que, lorsque la France est envahie, c’est à Rolland que Claudel confie le soin d’héberger à Vézelay, dans la discrétion, son ancienne maîtresse et la fille adultérine qu’il a eue d’elle. La mère et la fille logent chez Rolland de juin à septembre 1940, non sans des tensions dont le journal de Rolland de cet été-là se fait l’écho discret. Si Louise remonte en septembre à Paris pour composer la musique de scène de L’Annonce faite à Marie, Rosalie demeure chez lui jusqu’en novembre. Les relations sont aigres entre Rosalie, qui ne cesse de rappeler les épisodes de sa vie mondaine, ses belles toilettes, la vie en mer, et Marie Romain Rolland, sans doute jalouse de la première et seule passion de Claudel et qui doit faire face aux dures réalités de l’Occupation.

La situation se complique encore lorsque les autorités allemandes découvrent la nationalité anglaise de Rosalie. Louise revient négocier avec la Kommandantur et obtient un laissez-passer pour sa mère, assignée à résidence à Paris. Elle est cependant arrêtée en décembre 1940, emmenée avec nombre d’autres Anglaises à Besançon. Libérée en février 1941, pour cause de maladie, elle vivra jusqu’à la fin de la guerre à Paris, puis dans l’Yonne, où elle meurt en novembre 1951. Elle est enterrée à Vézelay, avec, sur sa tombe, des vers de Claudel, tirés des Cent phrases pour éventails : « Seule / la rose / est / assez / fragile / pour exprimer / l’Éternité. »

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