Ce volume ultime de la correspondance de Balzac, ogre épistolier comme il fut romancier monstre, pose un problème embarrassant au lecteur, qui ne peut que constater sa déception tout en étant incapable, par probité intellectuelle, de l’imputer entièrement aux auteurs aussi érudits que talentueux, Roger Pierrot – hélas ! disparu, il avait consacré sa vie de chercheur à retrouver, collationner, classer les lettres – et son successeur Hervé Yon.
Honoré de Balzac, Correspondance III (1842-1850). Édition établie, présentée et annotée par Roger Pierrot et Hervé Yon. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1 367 p., 59 € jusqu’au 31 mars 2018, 65 € ensuite
Avant de m’expliquer là-dessus, une recension des mérites de ce travail universitaire impeccable s’impose. On y trouvera beaucoup d’inédits, surtout d’ordre informatif, qui concernent l’activité périphérique d’un homme prodigieusement occupé, qui traite quotidiennement des questions de gros sous (placer des articles, obtenir des comptes rendus, s’agiter avec frénésie pour faire jouer ses pièces – il rêve toujours de théâtre parce que ça rapporte plus que les livres –, cajoler les acteurs, et bien sûr négocier les contrats qui le lient, le ligotent plutôt, à ses éditeurs), et donne rendez-vous à ses amis au Rocher de Cancale, le restaurant à la mode situé à l’angle de la rue de Richelieu (Balzac a un gîte au 112, où il se cache à ses créanciers sous de faux noms) et des Grands Boulevards. Là, il s’empiffre de fruits de mer, comme un de ses personnages, « le comte de Montriveau […] un gros homme qui avait une incroyable passion pour les huîtres », ainsi que le rappelle Proust dans Contre Sainte-Beuve.
Et en même temps (extensible pour lui), « notre bon gros Balzac », selon la formule mi-attendrie mi-affligée de la fidèle George Sand, vaque à trente-six autres opérations saugrenues, volontiers clandestines (entrevues galantes), le plus souvent nécessaires à sa sauvegarde (régler une partie de ses énormes dettes, sans cesse renaissantes, qui lui coûtèrent l’abandon des Jardies, la propriété campagnarde quasiment inconstructible qu’il laissa finalement aux griffes du plus âpre de ses prêteurs).
Pour la matérielle triviale, il a la belle demeure biscornue du 19 rue Basse à Passy (aujourd’hui la Maison de Balzac, 47 rue Raynouard, commode par ses deux issues de fuite, entre des voies que sépare une dénivellation de plusieurs dizaines de mètres : il est passé par ici, il repassera par là…), sur laquelle règne Louise Breugniot, une quadragénaire solide et plantureuse, anoblie par Balzac en « Mme de Brugnol » (tout comme le propre père du romancier avait changé en Balzac puis de Balzac son patronyme auvergnat de Balssa…)
Mme de Brugnol, servante maîtresse, l’accompagne partout dans le monde. La famille de Balzac, peu austère – la dévotion n’est pas son fort, c’est là sa qualité principale : M. Balzac père, de trente ans plus âgé que sa femme, a multiplié les conquêtes, le baron Hulot de l’œuvre lui ressemble fort ; Mme Balzac mère, à la satisfaction générale, a eu un fils adultérin de M. de Margonne, châtelain de Saché en Touraine, fils chéri – aux dépens des enfants légitimes – qui deviendra une nullité remarquable, il y a une justice ; cette famille accommodante considère la dame de céans comme l’épouse de son maître. Mais Balzac doit cependant la dissimuler avec soin à l’autre, Mme Hanska, devenue veuve le 22 novembre 1841. Dès qu’il apprend la nouvelle, le 8 janvier 1842, Balzac n’a plus qu’une pensée : renouer un lien passablement distendu (les amants se sont perdus de vue depuis le 4 juin 1835 à Vienne, il y a quand même de cela sept longues années !), et désormais aboutir à ce qui, dans son esprit « chimérique », comme dira Flaubert dans Bouvard et Pécuchet, constituera l’apothéose qui lui est due : un mariage avec « l’Étrangère ».
Or, c’est là que le présent volume déçoit. Les éditeurs scrupuleux sont victimes de leur décision initiale, précisée en 2006, pages LVII-LVIII du premier tome de la correspondance dans la Pléiade : « Le poids démesuré des Lettres à Madame Hanska, leur caractère de journal intime et littéraire – qui aurait été rompu par l’intercalation de la correspondance générale polyphonique, dont le classement chronologique strict serait devenu impossible… » Bref, nous n’aurons pas dans la Pléiade ces lettres-là (elles ont, en 1990, fait l’objet d’une publication complète dont Roger Pierrot était le maître d’œuvre, aux éditions Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2 vol.). « À cette exception près… », nous donnerons tout le reste. « Exception », le mot est joli, quelle exception, en effet !
« Polyphonie », le terme convient à peu près pour le premier opus (1809-1835), où Evelyne Hanska, alors épouse Hanski qui s’ennuie là-bas dans l’Ukraine polonaise sous le joug russe, n’apparaît que par une lettre signée « l’Étrangère » et postée à Odessa (28 février 1832, non retrouvée), suivie dès le 4 avril de la même année par une réponse de Balzac qui inaugure le roman d’amour par lettres connaissant un premier aboutissement lors de la rencontre de Neuchâtel le 25 septembre 1833.
Dans le deuxième volume (1836-1841), publié en 2011, l’absence de cette correspondance capitale est encore moins dommageable, bien que « l’amour de loin » perdure sur le plan rhétorique entre les deux amants de quelques jours. Là encore, l’emploi du mot « polyphonie » – souvent une cacophonie quand il s’agit des épreuves balzaciennes : labeur acharné alternant avec des entreprises désespérées de bâtisseur (les Jardies) ou des voyages farfelus ou carrément insensés (Italie, 1836, en compagnie d’une demoiselle Marbouty déguisée en homme ; Sardaigne en 1836 dans le but illusoire de faire fortune comme concessionnaire d’une exploitation de boues argentifères) – se trouve à peu près justifié.
Mais à partir de 1841 ? La vie de Balzac n’est plus dès lors une polyphonie, les péripéties accessoires (commerciales, ménagères) n’y jouant plus un rôle central dans une partition définitivement dominée par l’aventure « étrangère ». Aventure complexe, en grande partie double. D’un côté, il y a l’amour, qui se ravive chez Balzac d’un coup comme un feu mal éteint (mais la suggestion romanesque y est pour beaucoup, et un activisme autoréalisateur qui sait souffler sur les passions pour les faire flamber à nouveau). De l’autre, et c’est moins romantique mais plus vrai, seule l’immense fortune d’Evelyne – en réalité moins immense qu’escomptée, puisque en abandonnant pour épouser un Français sa nationalité « russe » (pratiquement imposée à la Pologne colonisée depuis le partage de 1815) la châtelaine jouissant de millions d’hectares de riches terres agricoles devra les restituer au tsar, son unique propriétaire – apporterait à l’écrivain vieillissant une sécurité financière à laquelle il aspirait de toute éternité.
Donc la correspondance essentielle, celle qui mobilise la moitié du temps dévolu à l’écriture – l’autre étant consacrée aux chefs-d’œuvre pathétiques de la fin, conclusion de Splendeurs et misères des courtisanes et surtout ces deux monuments inséparables, La cousine Bette et Le cousin Pons où Mme de Brugnol devient « la belle écaillère », « la Cibot » –, du moins quand Balzac est à Paris, car il vadrouille beaucoup et s’épuise ces ultimes années-là en compagnie d’« Eve », de sa fille et de son gendre, à travers l’Europe, c’est celle qu’au cours de nuits fébriles il rédige à l’intention de la promise.
Cette dernière ne cède que lentement. Il faut donc la circonvenir de protestations de fidélité, se débarrasser de Mme de Brugnol, trouver une issue vraisemblable à la ténébreuse affaire des lettres de Mme Hanska, volées (?) par la servante maîtresse comme moyen de chantage (?), finalement récupérées par Balzac et sacrifiées par lui (brûlées) sur ordre d’« Eve », acheter une maison, la meubler, aplanir mille tracas.
La polyphonie est toujours là, en musique de fond, mais éclipsée par le solo magnifique et troublant de ce piano nocturne, en premier plan sonore, dominant le concerto de toute la puissance de l’idée fixe, et infiniment séduisant de souplesse enjôleuse, de stratégies concertées, de menteries déconcertantes. Tout cela aboutira, enfin, au résultat désiré, à ce mariage supposé salvateur du 14 mars 1850 en l’église Sainte-Barbe de Berditcheff, mais l’issue, fatale comme la malheureuse épopée du Cousin Pons, aura lieu cinq mois à peine plus tard : Balzac mourra à Paris, dans la maison tombeau, d’« hypertrophie du cœur » (insuffisance cardiaque d’origine ancienne et probablement syphilitique, aggravée par un surmenage et une hygiène de vie suicidaires), ayant scarifié, comme il l’avait lui-même prophétisé dès La peau de chagrin, sa propre tragédie sur son propre cerveau fourbu.
Si vous enlevez Mme Hanska de la décennie tronquée 1841-1850, que reste-t-il ? Des rogatons ? Non, pas à ce point et on aura raison d’acheter tout de même ce livre pour ses beaux restes : le roman douloureux de la mère et du fils, nourri des peines inoubliées de l’enfance, et qui explique le fond sinistre de tant d’œuvres, un flot de notes remarquables, un répertoire des personnages indispensable.
Mais si, à côté de ce volume de la Pléiade, vous n’ouvrez pas le volume des Lettres à l’Étrangère signalé plus haut, en effectuant vous-même « l’intercalation » jugée à tort nuisible par les éditeurs mal avisés sur ce point, vous ne comprendrez rien à l’art de l’échange épistolaire mené en toute virtuosité de plume et débordements d’âme par un écrivain si génial et si désarmant en ses sincérités parallèles qu’on lui pardonne tout, comme le disait (encore) Proust, négligences et contes bleus compris.