Résister à tout

Comment relater un fait historique majeur quand on l’a vécu de l’intérieur et qu’on est écrivain ? Les prédécesseurs glorieux ne manquent pas, comme Tolstoï, que cite Jean-Christophe Bailly à propos de Guerre et Paix.


Jean-Christophe Bailly, Un arbre en mai. Seuil, 72 p., 10 €


L’intérêt de sa réponse à lui tient à son refus d’exhaustivité, de posture héroïque et de maitrise théorique. Un refus d’autant plus méritoire que le sujet, Mai 68, incite de manière presque irrépressible à se situer politiquement. Il y a une pression sous-jacente à tout groupe, tout système de croyance : « Dis-nous ce que tu penses, es-tu des nôtres, es-tu un traître ? ». En bref : « De quel côté es-tu ? » car il ne peut y en avoir que deux, le bon et le mauvais. Manichéisme. Il en faut pour agir. Jean-Christophe Bailly ne cède pas à la pression, il s’affirme au contraire pour ce qu’il est profondément, un résistant à tout : au régime politique qu’il combat en 1968, aux idées qui ont cours y compris dans son camp et à la propension que nous avons chacun à mal connaître nos désirs, notre vouloir profond. « Militant, je finis sans doute par le devenir » ; « Je m’éclipsais, comme si je n’avais été au fond qu’un promeneur. »

Il n’est jamais où l’on s’attend à le trouver. En plein mai 68, il préfère le surréalisme, André Breton à Marx, et prend la clef des champs avec la poésie ; étudiant, il s’ennuie et attend la vraie vie, celle d’écrire ; et devenu poète, il déchire tous les manuscrits écrits à cette époque, qu’il considère comme des imitations, des simulacres de ce qu’il veut vraiment, sans cesser d’estimer que la littérature est pour lui essentielle. Il exprime tout cela sans ambages, sans crainte des réactions. Pourtant, doit-on se dire autour de lui, est-ce bien sérieux de résister par l’art et de le préférer à la révolution ? On pense au film d’Olivier Assayas, Après mai, dans lequel le narrateur, abandonnant ses compagnons de lutte, se consacre tout entier à son besoin de peindre.

Jean-Christophe Bailly, Un arbre en mai

Jean-Christophe Bailly © Jean-Luc Bertini

Après avoir quitté l’action révolutionnaire, trouvé, hors de la faculté, son propre champ d’études, sa propre manière d’apprendre, et déserté la poésie, du moins celle qui servait de contrepoint à ses activités de groupe, il en vient à penser qu’il faut savoir « devenir désemparé et oser habiter le silence » ; quitter les certitudes acquises comme autant de maisons successives et revendiquer son « droit de réserve », son « droit de soustraction » pour penser librement, on pourrait presque dire, parodiant le « jouir sans entraves » de Mai 68, qui, écrit-il, ne faisait pas partie de ses bagages, pour penser sans entraves.

Ainsi se comportèrent les religieuses d’un couvent de la rue Tournefort, qui l’accueillirent, lui et son groupe d’amis, durant la nuit des barricades, et les sauvèrent in extremis des poursuites policières. Elles leur offrirent des soins (certains étaient blessés) en même temps que l’hospitalité, tout en leur demandant de ne pas déranger le chant des religieuses qui allait s’élever, aux premières heures du jour, dans l’église du couvent. Un chant superbe : « au beau milieu de l’excitation intense et presque caricaturale de la nuit, c’était comme si avait pu jaillir au petit matin une fontaine d’éternel retour ».

Ce livre, resté inachevé, écrit en 2004 non comme un essai ou un livre d’histoire, mais juste pour retrouver « une couleur ou un air du temps », exprime dans ces toutes dernières pages une exigence dont on paraît parfois avoir perdu la voie : celle de se retirer pour se penser et mieux penser le monde.

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