Dès les premières lignes de sa préface, Nicolas Werth, nous met l’eau à la bouche : « Oleg Vitalievitch Khlevniuk est unanimement reconnu par la communauté des historiens travaillant sur l’histoire soviétique comme le plus éminent spécialiste russe du stalinisme. Tous ses ouvrages ont été traduits en anglais et publiés par les plus prestigieuses maisons d’édition universitaires ». Normal pour un homme « maîtrisant mieux que quiconque l’immense documentation archivistique aujourd’hui disponible, armé d’un sens critique aiguisé ».
Oleg Khlevniuk, Staline. Trad. de l’anglais par Évelyne Werth. Préface de Nicolas Werth. Belin, 614 p., 25 €
Et la bande rouge qui entoure le livre assure le lecteur, sous la signature du même Nicolas Werth, qu’il va entrer dans : « Un ouvrage majeur qui décape enfin toutes les strates de mythes et de légendes sur l’un des ‟monstres” du XXe siècle. » Enfin, Nicolas Werth félicite Khlevniuk d’avoir « construit fort élégamment cette biographie sur deux modes narratifs : des chapitres chronologiques ‟classiques” […] et des chapitres thématiques plus resserrés sur ce qu’Oleg Khlevniuk appelle ‟le système des règles” de Staline ».
Cette organisation inspirée du retour en arrière, déjà mis en œuvre par Homère dans l’Odyssée, aboutit à des résultats curieux. L’ouvrage s’ouvre sur un premier chapitre portant sur le 1er mars 1953, « le dernier repas » des cinq bureaucrates en chef (Malenkov, Beria, Khrouchtchev, Boulganine et Staline). Ce premier chapitre précède un deuxième qui nous raconte l’enfance de Staline, un troisième sur la suite de la soirée du 1er mars, etc. L’ordre chronologique ainsi découpé en tranches classées à reculons rompt la continuité entre la cause et l’effet qui découle entre autres de la succession des faits liés entre eux. Ainsi, l’auteur signale, après beaucoup d’autres, lors de l’attaque qui frappe Staline, le fait qu’il n’ait consulté aucun médecin au cours des derniers mois de sa vie, « en relation avec le fameux complot des médecins », dits assassins… que l’auteur évoque seulement une bonne centaine de pages plus loin, de façon par ailleurs assez allusive. C’est là un exemple parmi bien d’autres de l’inversion du rapport causal qui doit pourtant fonder toute analyse politique.
Certes, la masse de connaissances de Khlevniuk – que confirment les nombreuses références archivistiques en note – ne saurait être contestée, mais il apporte finalement peu d’éléments vraiment nouveaux, même dans les pages les plus réussies de son essai (le tableau de la Grande Terreur de 1937-1938 et celui de la vie sous Staline dans les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale) ; de plus, l’analyse qu’il en donne est souvent approximative, voire superficielle. On peut en juger, par exemple, par les pages qu’il consacre à l’année 1917. Que dit-il de la révolution de février déclenchée par une manifestation d’ouvrières du textile de Vyborg à laquelle aucun parti n’avait appelé : « Pour certains, les manifestations étaient le fait de révolutionnaires professionnels, sans qu’on puisse cependant l’affirmer avec certitude » (p. 89) (alors pourtant que la quasi-totalité des dirigeants révolutionnaires étaient exilés en Sibérie ou à l’étranger). Pour le moins un peu léger… Pour la suite, Khlevniuk assure à son lecteur : « En 1917 la seule position responsable pour un homme politique était de faire barrage à la guerre civile, de sauvegarder la paix à l’intérieur du pays afin d’éviter un bain de sang et de préparer ainsi la voie vers un avenir meilleur « (p. 92). Les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires qui dirigeaient alors les soviets « firent un usage raisonnable de leur pouvoir et posèrent comme principale priorité le retour à la paix » (p. 92). Fort bien, mais ces mêmes « socialistes modérés » décident, ce qu’il oublie de préciser, de poursuivre la guerre qui ruine le pays et exaspère chaque jour un peu plus la masse des soldats, et s’opposent à toute paix séparée conclue entre la Russie et les puissances germaniques qu’ils dénoncent comme une trahison. Khlevniuk n’explique pas comment ils pouvaient ainsi poser « comme principale priorité le retour à la paix » en continuant la guerre…
Évoquant les slogans des bolcheviks qu’il stigmatise comme des « vérités simplistes », il ne cite jamais le slogan essentiel « Tout le pouvoir aux soviets » ni sa traduction populaire « À bas les dix ministres capitalistes » mais met dans la bouche des partisans de Lénine des aphorismes creux ou carrément stupides dont on chercherait en vain la trace dans leurs écrits ou sur les banderoles de leurs manifestations : « le plus important c’est de combattre l’ennemi » ; « nous verrons bien ce qui arrivera » – slogan très combatif ! – ou : « les choses ne peuvent être pires » (alors que Lénine déclarait précisément le contraire avant octobre 1917, puisqu’il dénonçait « la catastrophe imminente » et proposait pour y faire obstacle un programme dont Khlevniuk ne dit pas un mot au lieu de le critiquer, d’en démontrer le caractère sans doute à ses yeux illusoire ou irréaliste. Ces « vérités simplistes » selon lui « résument à elles seules la sagesse populaire qui conduisit des millions d’hommes à mettre tous leurs espoirs dans les promesses faites par les bolcheviks » (p. 98). Pauvres hommes…
Du 2e Congrès des soviets qui met en place le Conseil des commissaires du peuple, il ne dit rien et se contente d’affirmer « le caractère illégitime du nouveau gouvernement, son cynisme et son amateurisme ajoutés aux expériences sociales qui mettaient sens dessus dessous l’ordre existant » (p. 108). Quelles expériences sociales ? il n’en dit mot. Quant à « l’ordre existant », il s’était décomposé : les paysans s’emparaient violemment des terres un peu partout, les soldats désertaient en masse, le chômage croissait à grande vitesse. De cette réalité sociale, Khlevniuk ne dit rien.
Mais peut-être ses capacités d’analyse vont-elles s’améliorer quand il abordera la période où Staline joue les premiers rôles ? Hélas, guère. Que l’on en juge sur pièce ! Ainsi, évoquant la situation à la veille de la Seconde Guerre mondiale, il nous affirme : « Il est difficile d’évaluer la part des considérations d’ordre moral et émotionnel dans les décisions de Staline » (p. 295). Quelles « considérations d’ordre moral » auraient bien pu mouvoir Staline au lendemain d’une Grande Terreur dont Khlevniuk offre une vision accablante ? Un peu plus loin, évoquant l’assassinat de Trotski, il s’interroge : « Était-il animé par une soif de vengeance ou par la peur de voir les trotskistes présents sur le territoire soviétique quand la guerre éclaterait ? » (p. 306). Étrange question : en 1938, Staline avait fait fusiller la quasi-totalité des trotskistes et il en restait au mieux une dizaine en vie, et encore pour la moitié d’entre eux, comme Ivan Vratchev, le survivant par miracle, internés au goulag. Certes, la police politique distribuait largement l’étiquette de trotskiste à ses victimes sans le moindre rapport avec la réalité. Ainsi, Evguenia Guinzbourg, dans Le vertige, raconte l’histoire d’une paysanne accusée d’avoir été « trotskiste » ; comme elle ne comprend pas le sens de ce mot, elle pense qu’on l’accuse d’avoir été « traktoriste », c’est-à-dire d’avoir conduit un tracteur, ce que pourtant, dit-elle, elle n’a jamais fait. Ainsi, si le goulag pouvait recenser officiellement en 1953 un peu plus de 1 800 trotskistes, l’étiquette était pour 99,9 % d’entre eux un pur produit de la pauvre imagination policière. Staline savait fort bien qu’il avait nettoyé le pays de tous ses opposants politiques et des trotskistes en particulier. L’interrogation que soulève Khlevniuk n’a donc pas de sens.
En revanche, il oublie d’analyser des pans entiers du stalinisme. Ainsi, on cherche en vain le nom de Trofime Lyssenko dans sa biographie. Pourtant, cet agronome charlatan, qualifié de « paysan aux pieds nus » par la propagande, occupe une place importante dans le stalinisme et représente sans doute le symbole le plus achevé de la politique de Staline dans le domaine de la culture et des sciences. En promouvant cet agronome au sommet, Staline a concocté le mélange caractéristique de son système du bluff et de la répression contre toute forme de pensée indépendante, même dans les domaines les plus éloignés de la politique. Aucune des promesses de plantes et de moissons mirifiques annoncées par Lyssenko et répercutées par la propagande officielle n’a jamais connu le plus petit début de réalisation, sans que jamais Staline le lui reproche. En revanche, le monde des généticiens soviétiques a été terrorisé, laminé, et la génétique soviétique liquidée pour toute une génération ou presque.
Après avoir donné un tableau des conditions de vie privilégiées de la nomenklatura et de la misère d’une population ouvrière et paysanne dont la grande masse avait un niveau de vie équivalent à celui de la population du goulag au même moment, Khlevniuk conclut sa biographie en qualifiant le stalinisme d’« utopie sociale » (p. 559). Selon le Robert, l’utopie est un « idéal, une vue politique ou sociale qui ne tient pas compte de la réalité ». Le stalinisme serait donc la vengeance grimaçante d’une réalité forcée, voire torturée, au nom d’un idéal irréalisable Mais le stalinisme, en promouvant le pouvoir d’une nomenklatura ou bureaucratie avide et vorace et la dictature de son incarnation et de son maître omnipotent, tient compte de la réalité, comme le soulignent les multiples étapes de son développement : la Grande Terreur, pour matraquer entre autres une paysannerie réticente à la collectivisation effectuée à la mitrailleuse ; le pacte germano-soviétique d’août 1939 ; l’étroite subordination des partis communistes du monde entier aux intérêts du Kremlin ; la priorité donnée par ce dernier, au lendemain de la guerre de 1940, à la construction forcenée de la bombe atomique. Rien de moins utopique.