Jacopo Carrucci, dit le Pontormo, est un artiste florentin du XVIe siècle qui a laissé à la postérité des peintures, des dessins, mais aussi un journal. Pierre Parlant, obnubilé par ce texte court et singulier, déroule le détail de ses rêveries et pérégrinations inspirées par Pontormo, son journal, son œuvre picturale. « Autobiographie d’un autre », comme il le dit lui-même. Le tout dans une langue admirable, précise et fluide.
Pierre Parlant, Ma durée Pontormo. Nous, 336 p., 24 €
Le journal de Pontormo recense les jours, les aliments ingérés, les portions d’œuvres achevées, quelques rencontres ; Parlant lui emprunte cette temporalité immuable et pourtant changeante des jours de la semaine. Il dilate la litanie des repas, s’attardant à la manière de Ponge sur un aliment, un autre. La nourriture est aussi envisagée dans un contexte plus social : pour Pontormo, quelques dîners entre amis, quelques gâteaux offerts par une voisine ; pour Parlant, quelques repas partagés et quelques scènes de marché.
Tout l’enjeu du livre est déjà en germe dans ce commencement : le rapport au temps. Si le journal s’écrit au jour le jour, le livre inclassable de Pierre Parlant s’inscrit dans une durée plus diffuse. L’aspect hygiénique du journal de Pontormo (régime alimentaire, tracas de santé) renvoie à la temporalité de la chair, évoquée sous la plume de Parlant jusque dans ses aspects les plus morbides, mais sans complaisance ni brutalité, ici un souvenir cinématographique, là un vers de Pasolini. Cette « finitude des choses » est aussi reflétée plus tard dans le livre autour de la figure de Pomone, nymphe des vergers, à laquelle le peintre a consacré une fresque.
En toute chose, le temps inscrit sa trinité : avant, pendant, après. Parlant lit Pontormo avant d’en voir les œuvres, anticipe longuement la vision en compagnie des mots, les siens, ceux de Pontormo et d’autres encore, écrivains ou amis signalés par des initiales. En réalité, le journal de Pontormo inclut aussi de petits croquis, mais rien de tel dans le livre de Parlant, dont l’outil exclusif est le verbe. S’ensuivent le voyage et la vision in situ, en Toscane, des œuvres du Pontormo, notamment la fresque exécutée pour les Médicis dans la Villa de Poggio a Caiano sur le thème de Vertumne et Pomone (évoqués par Ovide dans ses Métamorphoses). « Sollicitant la fable, l’Histoire et le jardin, Pontormo a joué astucieusement de l’allégorie comme des éléments de cette renaissance multiple. Comptant avec les fleurs, les fruits, le prince et sa lignée, organisant dimanche, lundi, jeudi, le vieux Vertumne et la jolie Pomone, le peintre s’est emparé d’un autrefois qui ne fut d’aucun présent, montrant ainsi que la peinture puise sa force dans les failles du temps. »
La tentative de transcription de l’après, du souvenir, ne fait que constater l’échec du spectateur. « Si je me tais, si je me contente d’examiner telle qu’elle subsiste dans mon crâne l’empreinte de ces images – hématome glorieux de la peinture –, voilà déjà qu’elles s’animent, fusionnent presque. » Tout se passe comme si l’œuvre picturale ne s’inscrivait que quelques instants dans le cerveau de celui qui regarde, vouée à virer au noir comme ces peintures qu’on ne peut voir qu’en glissant une pièce qui déclenche une minuterie, illuminant pour un instant de grâce ce qui demeurera ensuite dans la pénombre. La tentative de l’écrivain pour restituer les images ne donne pas non plus satisfaction ; le souvenir de la vision engendre le désir de revoir, projection dans l’avenir d’un présent suspendu.
« Si les images des trois tableaux avaient provisoirement cessé de batailler en moi, ces derniers, et les autres avec eux, demeuraient encore grugés par les discours, donc invisibles.
̶ Retournons sur place, t’ai-je dit, tout sera donné et notre jour composera, qui sait, avec jadis. »
Cette perception de l’expérience esthétique est peut-être encore plus poignante quand on sait que les œuvres auxquelles Pontormo fait référence dans son journal, les fresques de San Lorenzo, ne sont plus visibles aujourd’hui ; non seulement elles sont demeurées invisibles à d’autres yeux que ceux du peintre tout le temps que leur exécution a demandé (une dizaine d’années), mais elles ont par la suite été détruites.
Pontormo, renommé pour la subtilité de ses couleurs, les postures gracieuses de ses personnages, le modelé des corps de ses sujets, voyait sans doute dans les fresques de San Lorenzo son grand œuvre. Parlant n’évoque pas explicitement la perte irrémédiable de ces œuvres, peut-être justement parce qu’on se plaît à les imaginer quand on lit le journal de Pontormo, que l’on sache ou non ce qu’il en est advenu. Ce faisant, on désire la peinture à partir des mots, cheminement inverse du peintre qui a souhaité transcrire verbalement l’avancée des images au fil des jours.
Chaque phrase dans Ma durée Pontormo a cette double orientation, contenant à la fois le germe d’une expérience à venir, riche de promesses, et la dépouille d’un instant achevé, à jamais perdu. Chaque mot est comme examiné et choisi pour sa capacité d’évocation, visuel mais aussi sonore. Certains passages évoquent les calligrammes d’Apollinaire, d’autres les rêveries onomastiques de Proust.
Cette « durée Pontormo » peut susciter l’envie de (re)voir les œuvres du peintre, mais aussi redonner un sens à la durée : éternité ou instant ? Si la lecture abolit l’espace et le temps, le verbe ici presque chair en restitue les dimensions et les rythmes.