À la suite d’une restructuration, Janvier, employé de bureau archétypal, est oublié dans une annexe. À travers ce personnage, par petites touches, avec humanité et subtilité, Julien Bouissoux interroge la banalité du quotidien, notre rapport au travail, l’indifférence de l’entreprise, ainsi que notre part de libre arbitre.
Julien Bouissoux, Janvier. L’Olivier, 176 p., 16,50 €
Jour après jour, Janvier attend que le téléphone sonne pour que de nouvelles tâches lui soient confiées. Mais rien ne se passe, et, bien que miné par la culpabilité, le salarié désœuvré va devoir faire l’apprentissage de la liberté. Au début du roman, dépourvu de toute vie privée, le personnage semble limité à sa fonction. Sans être indifférent, il se satisfait de très peu. Il va donc chercher à combler le vide qui l’affecte d’abord en utilisant les ressources de son espace professionnel. Il relit les vieux exemplaires du quotidien régional, ainsi que l’intégralité du bulletin de l’entreprise. Il allume et éteint son imprimante. Arrive, repart, va déjeuner, sort dans la cour comme s’il fumait une cigarette aux heures normales pour un employé consciencieux. Il s’occupe surtout de sa plante verte, ce qui n’est pas vain puisque cela va le conduire – ce qui lui permet aussi d’utiliser son matériel de bureau – à écrire de la poésie. « Je trouve intéressant de fixer la plante verte » devient le premier vers d’un recueil dont la constitution mime le travail administratif : « quelque chose le poussait à cliquer ‟Enregistrer” dès qu’il parvenait à la fin d’un poème, quelque chose de l’ordre du réflexe professionnel, si bien que le fichier existait, grossissait, avait fini par devenir un recueil de poésie ».
Il va ensuite oser quitter son poste pendant les heures de bureau, en se rendant chez le coiffeur un lundi matin. Cela lui permet de rencontrer, sur une photo de magazine, Wu Wen, ouvrier chinois dans les mains duquel il croit reconnaître sa propre imprimante. Enthousiasmé par la coïncidence, il se met à lui écrire une longue lettre qui rythme ses jours comme les entrées d’un journal intime. Il finira même par partir en Chine pour rencontrer Wu Wen. Et, bien que le séjour soit bref, il aura effleuré l’aventure. Rien ne sera plus comme avant.
Julien Bouissoux, avec justesse et sobriété, précise l’enchaînement des causes et des effets, ces petits faits qui, en entraînant d’autres, modifient des existences soumises à la fois à la routine et au hasard. Ou plutôt que seul le hasard semble pouvoir faire dévier de la routine. « Rien n’était surprenant et rien ne se passait tout à fait comme prévu. » En effet, les surprises s’absentent de cet univers romanesque. S’étonnant que, dans le quotidien régional, l’horoscope d’un an en arrière semble correspondre au jour près à ce qu’il vit, Janvier cherche à savoir qui l’écrit. Il découvrira que ce n’est personne, les horoscopes de l’année passée étant déjà recopiés dans des numéros plus anciens.

Julien Bouissoux © Patrice Normand
Personne ne détermine nos vies, découvre le héros, le deux ex machina de l’entreprise pas plus que d’autres instances. Parallèlement, l’individu n’a aucune influence sur la firme qui l’emploie : « L’entreprise semblait vivre une existence propre, avec ou sans lui. […] Et tout l’investissement ou tout le désintérêt de Janvier n’y changeait rien ». Des aphorismes imperturbables ponctuent le texte au fil des réflexions d’un personnage désœuvré, qui regarde passer les locomotives par la fenêtre de son nouveau studio : « Toute une vie à ne pas savoir, ni pour la motrice, ni pour la plupart des choses ».
Certains ne supportent pas ces vérités. Le protagoniste voit ainsi réapparaître son ancien voisin de bureau, Jean-Chrysostome, qui avait démissionné pour vivre sa vie en Amérique du Sud. Cette espèce de double de Janvier va lui demander de le laisser clandestinement revenir occuper son ancien poste, le temps qu’il retrouve une situation professionnelle. En un retournement caractéristique du comique impassible irriguant le livre, l’aliénation du travailleur sans emploi va obliger l’employé sans travail à prétendre avoir quelque chose à faire pour éviter d’être démasqué.
Un autre double surgit dans la vie du héros : Édouard, étudiant, fait son stage dans la multinationale qui paie Janvier. En une inversion absurde illustrant l’indifférence de l’entreprise, on n’arrive pas à trouver de bureau pour le stagiaire. On finit par l’installer dans des préfabriqués sur le toit du siège de l’entreprise, où il se retrouve aussi isolé que Janvier dans son annexe. Symboliquement, celle-ci est située au fond d’une impasse, dans une ancienne boucherie rachetée par une multinationale qui a tant de filiales qu’elle n’a pas de forme fixe, ses contours changeant sans cesse au rythme des fusions, scissions, réorganisations, « redécoupages ».
Édouard fournit des efforts colossaux pour achever une tâche qui n’intéresse personne, mais qui aura pour effet de révéler un bug dans le plan de rationalisation mis en œuvre par son chef. Paradoxalement, dès que le stage produit un résultat réel, il y est mis immédiatement fin. Le raté ne doit pas être dévoilé. « Les insuffisances de chacun » deviennent « totalement insignifiantes au regard des erreurs commises de manière régulière ». En s’empilant, les défaillances s’annulent. Bien ou mal fait, le travail perd tout sens.
Mais, rendu à lui-même, Janvier a évolué. Si la culpabilité le tenaillait au début du roman, si des coups frappés à la porte de son bureau par un inconnu le poussaient à changer d’appartement, la désoccupation a transformé l’employé presque complètement lisse en un être capable de décision et de rébellion. Ce qu’il manifestera dans les dernières pages du roman.
Avec un grand sens de l’absurde et du dérisoire, Julien Bouissoux incarne dans des personnages romanesques certains aspects de l’état du travail aujourd’hui, de notre temps. Un peu comme Perec ou Calvino dans les années 1960. Le couple formé par Édouard et Sophie sur leur canapé n’est pas sans évoquer les Jérôme et Sylvie des Choses. Quant à Janvier, il serait le Marcovaldo de la plante verte et de l’imprimante. Pour la joie et l’édification du lecteur.