Le charme de Blonde

Le figurant a le charme indéfinissable de ces livres qui vous glissent des mains tandis que vous continuez de les lire, les yeux fermés. Étrange impression de déjà-vu qui se mêle à une légère sensation de vide. Temps qui se distend. Mémoire qui s’écrit en pointillés. Identités qui flottent. Sur le terrain de la vie vague, Blonde a l’art de faire coïncider récit et fugue, sur un mode plus que mineur. On parlerait presque d’une écriture seconde.


Didier Blonde, Le figurant. Gallimard, 160 p., 15 €

Leïlah Mahi 1932. Gallimard, coll. « Folio », 160 p., 6,60 €


Comme dans un rêve : « Je descendais, ce jour-là, la rue Caulaincourt, à Montmartre, quand, à la hauteur du café Le Disque bleu qui fait un angle avec le petit square pavé planté d’arbres sur la droite, près d’une rue en escaliers, je me suis senti brusquement accroché par le bras puis poussé sans ménagement sur le côté avant d’être immobilisé », écrit Didier Blonde.

Ou dans un film : « Tous les visages étaient tournés vers l’intérieur du café. Je ne distinguais derrière les vitres que des silhouettes, des gens qui s’affairaient, la lumière d’un projecteur. Puis une caméra, en train de filmer. Où étaient les acteurs ? Et le metteur en scène ? Je n’avais rien vu. J’avais la tête ailleurs. »

Ou dans la vie : « Ce n’est que lorsque la scène a été terminée que, me retournant, j’ai reconnu dans l’homme qui m’avait bousculé et maintenu fermement contre lui, hors du champ, pendant toute la durée de la prise, François Truffaut, en cravate et casquette. Je suis resté stupéfait, incrédule. »

Ou dans un livre : celui-là même qui est en train de se dérouler sous nos yeux. Nous sommes donc au début de l’année 1968. Le narrateur du Figurant vient de faire son entrée, par « effraction et à son insu », sur le plateau de Baisers volés, le troisième volet des aventures d’Antoine Doinel, amoureusement inspiré du Lys dans la vallée de Balzac. Il se prend alors au jeu de « l’acteur de complément », tourne une brève scène avec une jeune femme dans le café susnommé. Le temps de la regarder, il la perd de vue. Il la repère ailleurs. La retrouve pour une nuit. Puis la reperd. Un rêve passe, est passé : « Il n’existe aucune image où je suis avec elle […] Ce n’est pas seulement du film que je suis effacé, mais de notre histoire, qui n’a laissé aucune trace. Je suis condamné à nous rêver, à nous inventer, de mémoire. Elle a disparu ce jour-là, trop tôt, trop vite, en emportant ses baisers et notre image. Souvenir volé ».

Didier Blonde, Le figurant

Commence alors une enquête dont seul l’auteur a le secret. Comment s’appelle cette jeune femme ? de quoi vit-elle ? la reverra-t-il ? Mais aussi bien : l’a-t-il jamais croisée ? ne l’aurait-il pas tout simplement rêvée ? « Je lui ai montré les photos où je suis avec Judith, d’autres figurants sont attablés dans le fond, le faux serveur en veste blanche circule entre les tables.

Et les gens, lui ai-je demandé, leurs têtes ne vous disent rien ?

– La fille est jolie. C’est quelqu’un de connu ? Elle ressemble à Mélanie Laurent. »

Entre passé et présent, la mémoire erre, relevant ici quelques empreintes d’existence, photos de peu dans des magazines du même nom, là quelques traces de passage dans un appartement de fortune. Les gestes, les souvenirs (« l’affaire Langlois » et la manifestation du Trocadéro), les lieux, forment une sorte de cartographie intime qui témoigne moins d’un être que d’un avoir-été-ensemble. Comme une scène primitive-amoureuse, une image intensément muette que l’auteur s’efforcerait de faire parler : « Sur les photogrammes que j’ai tirés, agrandis, agrandis encore dans leurs moindres détails, son visage n’est jamais le même, son front se plisse, s’éclaircit, ses lèvres s’entrouvrent, se resserrent en une petite moue, ses sourcils se relèvent. Elle incline la tête, saisit la paille entre ses doigts, l’aspire, ses cheveux blonds lissés se découvrent sous le fichu, une mèche s’échappe. Je reste des heures à la regarder. Elle parle dans le vide. Je finirai bien par entendre ce qu’elle me disait. »

« Figurant ». Le mot aurait aussi bien pu s’écrire au féminin. Voire au pluriel. Car il ne désigne pas seulement le narrateur, mais un ensemble d’êtres qui sont de n’être pas tout à fait, des identités évanescentes, gazeuses presque. Ils se désignent entre eux par des surnoms : le Mort, l’Allemand, le Curé, les Inséparables, Monseigneur… qui correspondent à un « petit rôle », une « silhouette » à peine mémorable. Dès lors, tout le travail de l’écrivain consiste à sauver ces personnes d’une vie et d’une mort anonymes, à leur délivrer un certificat d’existence, à leur donner comme une seconde chance : « Sur le DVD, en visionnant la scène, je scrute ces hommes et ces femmes qui passent inaperçus. J’aimerais, un jour, compléter le générique du film avec leurs noms. Mais où les retrouver ? Comment s’appelait le pianiste qu’on aperçoit fugitivement, et qui lui non plus n’est pas crédité ? »

Didier Blonde, Le figurant

Didier Blonde © Jean-Luc Bertini

Que l’ombre de Modiano plane sur le livre de Blonde, plus que sur aucun autre de ses livres, ne fait guère de doute. Étrange sensation de déjà lu qui se vérifie sous chaque page de ce subtil feuilleté temporel, mots-signaux qui se répondent (telle cette « lumière de veilleuse » qui éclaire la fin d’Accident nocturne et que l’on aperçoit dans la chambre de Judith), noms de rues qui s’égrènent comme autant de fétiches (la rue Caulaincourt bien sûr, l’avenue Albert-de-Mun, la place du Trocadéro), personnages dont on a l’impression qu’ils sont sortis tout droit d’un vestiaire de l’enfance ou d’un quartier perdu. Ce n’est évidemment pas une question de plagiat, plutôt un dialogue à distance, une forme de réminiscence intérieure, qui ferait de ces figurants-ci et de ce Figurant-là la matrice d’un livre second, de la même façon que l’on parle d’un état second : « Il y a quelques jours, je suis retourné rue des Dames à la recherche de ce rez-de-chaussée dans lequel, quarante-cinq ans plus tard, j’ai l’impression qu’un secret reste enfermé comme dans une chambre obscure. Est-ce elle que je guette encore, ou moi, que je veux retrouver ? »

Chez ces deux écrivains en tout cas, l’autre n’est pas seulement un autre, une autre, que l’on recherche, il ou elle est aussi et peut-être avant tout la promesse d’un moi retrouvé. Judith Lipari (née Pralus), puisque tel est son nom, rejoint ainsi Dora Bruder dans le terrain de jeu du Je. Entre fusion et confusion, le charme d’une troisième personne visible-invisible opère : « C’est pour elle seule que je suis là, que j’existe, elle est mon seul témoin. »

À quoi tient la beauté d’un tel livre ? À sa matière, ce presque rien sur presque rien, ses images fragiles comme des images, infimes biographèmes qui parviennent à faire entendre une vie : la cicatrice en travers du poignet gauche de Judith, Truffaut qui se ronge les ongles et fume des Celtiques… À sa manière, aussi, cette forme d’adresse éperdue à un autre perdu. Comme dans son précédent récit, Leïlah Mahi 1932, Didier Blonde n’écrit pas simplement et seulement sur, il écrit à. À qui ? telle est la question à laquelle un autre livre (le livre d’un autre ?) pourra peut-être répondre. Ou le suivant. Comme un écho sans fin.

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