Christa Wolf : des femmes en RDA

Christa Wolf (1929-2011) est connue comme une romancière qui a choisi de vivre en République démocratique allemande, parce qu’elle était convaincue qu’il serait possible de construire une autre Allemagne, rompant avec l’héritage nazi, après l’effondrement de 1945. Jeune femme fuyant avec sa famille devant l’Armée rouge, elle s’est établie à Berlin puis a accompagné « l’édification du socialisme » dans son pays.


Sonia Combe et Antoine Spire, Maladie et privation d’amour. De Christa Wolf à Canguilhem, pour un retour à la clinique. Le Bord de l’eau, 160 p., 15 €


Elle a pris progressivement ses distances avec le Parti, dont elle était membre, comme elle l’indique à Günther Grass en 1993, particulièrement à partir de 1976, année de l’interdiction faite au chanteur contestataire Wolf Biermann de rentrer en RDA après un concert à Cologne. Elle continue à publier dans son pays car, comme certains de ses collègues écrivains ou artistes critiques, elle peut utiliser le relatif assouplissement du régime qui compte sur la culture pour améliorer son image, sans renoncer jamais à surveiller étroitement tous les citoyens. Christa Wolf, convaincue de la possibilité d’un « renouveau révolutionnaire », prend la parole le 4 novembre 1989, à l’occasion d’une « manif » sur l’Alexanderplatz (et pas d’un de ces rassemblements rituels organisés par le régime), pour dire son rêve de démocratie, de « nouveau départ », et quelques jours plus tard, avec d’autres activistes, lance un appel pour le réaliser, à côté de l’Allemagne fédérale, en s’appuyant « sur les idéaux antifascistes et humanistes » qui prévalaient au départ. On sait que cet appel ne fut pas entendu. Jusqu’à sa mort, elle publie des récits et romans qui traitent autant de ce changement d’époque que de son implication personnelle dans cette histoire, l’histoire de l’Allemagne, divisée-réunie après avoir, dans chacune de ses parties, « surmonté » à sa façon son passé nazi.

Parmi les textes connus de Wolf, Sonia Combe a choisi de rééditer celui qu’elle avait fait paraître en 1989 dans Les Temps Modernes, et qui donne son titre à l’ouvrage qu’elle publie avec Antoine Spire : « Maladie et privation d’amour », le texte d’une intervention de Christa Wolf à la première conférence des gynécologues psychosomaticiens de RDA (1984). C’est donc moins de la romancière, apparemment, qu’il est question – encore qu’elle ait décrit dans Christa T. le combat de son héroïne pour mener sa vie avant de succomber à une leucémie – que de la femme et, au-delà, de la situation des femmes dans l’Allemagne de l’Est. Sonia Combe rappelle combien ce texte l’avait elle-même intéressée comme consultante à Paris d’un gynécologue partisan de la médecine psychosomatique. Cette invitation à Magdebourg n’allait pas de soi puisque Christa Wolf, l’année d’avant, s’était attiré les critiques des autorités à l’occasion de la publication de son roman Cassandre, dont quelques passages avaient été censurés dans la version est-allemande et qui avait été interprété, allégoriquement, comme l’annonce de la fin du régime. Wolf avait craint que sa participation à la conférence ne causât des ennuis à ses organisateurs, mais ceux-ci tenaient à sa présence qui fut finalement autorisée.

Sonia Combe et Antoine Spire, Maladie et privation d’amour. De Christa Wolf à Canguilhem, pour un retour à la clinique

Christa Wolf, en 1989

Christa Wolf intervient devant les médecins avec la modestie de qui n’a d’autre autorité à le faire que son intérêt pour le sujet, dans une forme de réflexion qui rappelle sa façon d’écrire, en croisant les voix et en procédant par associations d’idées. Partant de la « médecine scientifique » et de son obsession de l’objectivité, elle se réjouit que soit évoquée la psyché et fait de la gynécologie – spécialité majoritairement exercée par des hommes – une illustration du rapport de domination subi par les femmes dans l’histoire, réelle ou imaginaire, et justifié par certains philosophes ou psychiatres. Christa Wolf reconnaît aux écrivains la capacité de rapporter la maladie de leurs héroïnes – Héloïse et Emma chez Flaubert, Effi Briest chez Fontane, par exemple – à leur condition d’humiliées et fait le lien directement avec le cas d’une malade hospitalisée demandant : « la privation d’amour peut-elle rendre malade ? ». Puis elle élargit cette interrogation à la condition des femmes de RDA, entrées dans le monde du travail et capables d’y égaler les hommes, mais dans ce monde le modèle masculin l’emporte toujours : la contradiction conduit beaucoup d’entre elles à souffrir de ne pouvoir réaliser leurs rêves d’une vie réussie. Wolf se demande pour finir « combien de temps […] les femmes, moins rompues que beaucoup d’hommes aux techniques de la soumission, de l’adaptation et du refoulement des sentiments, laisseront encore libre cours à leurs émotions ». Daniela Dahn, son amie, rappelle que Christa Wolf eut l’idée, après cette réunion avec des médecins, de constituer, en 1985, un groupe de femmes auteures, entre elles.

Sonia Combe revient sur les circonstances qui ont accompagné l’intervention de Christa Wolf. Dans son commentaire, « Le patriarcat socialiste ‟réel” et la question des femmes », elle évoque l’absence de référence à la psychanalyse, peu goûtée en RDA, depuis la conférence Pavlov de 1953, même si Wolf en avait connaissance, quoiqu’elle évoquât plus volontiers Groddeck que Freud. Elle rappelle aussi qu’en 1970, à l’initiative d’Edith Anderson, Américaine installée à Berlin-Est, Christa Wolf participa au projet d’écriture de nouvelles dont les auteurs se mettraient dans la peau de l’autre sexe, et qui se réalisa difficilement, contre la résistance du « vieux patriarcat » :  elle imagina une expérience  de transformation  d’une femme en homme proposée à l’une de ses assistantes par un professeur, sous le titre Selbstversuch, une auto-expérimentation à laquelle l’héroïne met fin en constatant ce à quoi le rôle masculin la condamne. À la même époque, parut le recueil d’entretiens avec des femmes, réalisés par Maxie Wander, sous le titre Bonjour ma belle, auquel Wolf donna une préface : de ces comptes rendus de vie, elle tire la conclusion que désormais les femmes aspirent à vivre pleinement comme des êtres humains, à faire totalement  usage de leur sensibilité et de leurs capacités, dans une société socialiste qui leur apporte des garanties matérielles mais où il leur reste à assurer leur liberté, pas contre les hommes (un certain féminisme à l’Ouest) mais dans une authentique humanité. En décembre 1989, alors que la réunification est évoquée, Christa Wolf déclare à une journaliste néerlandaise à qui elle accorde un long entretien qu’« on prétend que l’émancipation des femmes est très avancée en RDA mais en réalité elle laisse beaucoup à désirer ».

Sonia Combe et Antoine Spire, Maladie et privation d’amour. De Christa Wolf à Canguilhem, pour un retour à la clinique

Georges Canguilhem

Dans un développement sur « Le socialisme par le genre », Sonia Combe veut porter un jugement équilibré sur « l’histoire du genre » dans l’ex-Europe de l’Est, pour ne pas « lire le passé avec les lunettes de la guerre froide », selon la formule de l’historienne bulgare Krassimira Daskalova. La RDA a sans doute occupé une position particulière, à la fois en reprenant sous certains aspects l’héritage de la république de Weimar, et en accordant aux femmes un espace d’expression qu’elles ont su utiliser, et une protection sociale que certaines redoutaient de perdre après 1990. Christa Wolf a dénoncé, par exemple en 1991 dans sa lettre au vice-président du SPD, « la tendance à diaboliser la RDA de la façon la plus a-historique qui soit, à faire d’elle un fantôme et de ses habitants des monstres ». On sait combien aujourd’hui les länder de l’Est peinent à rattraper ceux de l’Ouest :  quelle y est la situation des femmes, et au-delà dans toute l’Allemagne fédérale ? qu’est-il advenu de l’aspiration de l’héroïne de Selbstversuch à vivre et non à subir sa vie (« leben und nicht gelebt werden », formule reprise comme titre d’une interview d’octobre 1989, à propos du tournage pour la télévision de son récit) ?

Partant du texte de Christa Wolf, Antoine Spire, qui a dirigé la recherche en sciences humaines à l’Institut national du cancer, plaide, en s’appuyant aussi sur l’œuvre du philosophe, médecin et résistant que fut Georges Canguilhem, pour une nouvelle approche de la médecine, qui traiterait un malade avant de traiter une maladie ou un organe, une médecine humaniste, personnalisée, « dialoguante » (est-il besoin d’en appeler à la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth ?), sans rien céder sur ses acquis scientifiques et techniques. Les malades en sursis que nous sommes tous ne peuvent qu’apprécier ce plaidoyer qui vaut pour la médecine de ville et peut-être surtout pour l’hôpital qui « accueille » les plus atteints.

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