Le livre de Sébastien Roman offre une panoplie d’outils conceptuels, en s’inspirant de la philosophie politique des cinquante dernières années, pour penser le conflit civil en démocratie. Machiavel n’est pas un démocrate. Mais l’analyse déployée par Machiavel au sujet des oppositions entre les grands et le peuple nous donne la possibilité de penser différemment les rapports politiques entre les membres d’une communauté.
Sébastien Roman, Nous, Machiavel et la démocratie. CNRS Éditions, 384 p., 25 €
Ce livre, qui présente une version réécrite d’une thèse, n’est pas une recherche sur Machiavel mais un recadrement pour nos démocraties contemporaines des arguments des Discours sur la première décade de Tite-Live au sujet de la valeur positive des conflits. Il se divise en trois parties. La première expose les concepts de conflit et d’imaginaire social, en posant cette dichotomie à partir des travaux de Nicole Loraux et surtout d’une actualisation de Machiavel, dont on retient surtout le propos des Discours au sujet de l’opposition entre les grands, qui veulent dominer, et le peuple, qui ne veut pas être dominé. Sébastien Roman associe cette confrontation à la notion d’imaginaire social en recourant à l’œuvre de Paul Ricœur. La deuxième partie compare la thèse d’un espace public dissensuel, soutenue par Sébastien Roman, au consensualisme habermassien. L’auteur s’appuie pour ce faire sur la démarche de Jacques Rancière et d’Axel Honneth. La troisième et dernière partie porte sur les normes institutionnelles et constitutionnelles à envisager pour rendre possible et viable un éthos démocratique conflictuel.
Si les analyses du modèle délibératif proposé par Habermas semblent être plutôt justes, le choix de celui-ci parmi les délibérativistes – pensons à Carlos Nino, Joshua Cohen, Dennis Thompson, Amy Gutmann ou James Fishkin – n’est jamais justifié par l’auteur. Faut-il voir dans l’œuvre de Habermas le paradigme théorique du délibérativisme – au risque de gommer les différences importantes par exemple entre son modèle et celui inspiré par le pluralisme libéral de Rawls ? Peut-être Sébastien Roman juge-t-il consensualistes les travaux des théoriciens de la démocratie délibérative. On se demande alors la place qu’occuperait dans cette vision des choses une œuvre comme celle d’Iris Marion Young. Il faut toutefois souligner une discussion intéressante à la toute fin du livre, mais dont on voit difficilement comment elle s’arrime au reste de l’ouvrage, des thèses de Mark Osiel au sujet de la mémoire collective à la suite de crimes de masse. L’idéal délibératif préconisé par Osiel dans son livre ne concerne que des sociétés profondément divisées par les guerres ou les dictatures. L’idée d’une solidarité discursive qui reposerait sur un espace public dissensuel est pensée ici dans le cadre strict d’un processus de justice transitionnelle.
On s’étonne, même s’il ne s’agit pas ici de vouloir ajouter des auteurs à une liste déjà très longue, de ne lire aucune mention d’Ernesto Laclau ou de Chantal Mouffe dans l’index du livre. Pour ces auteurs, partisans de la démocratie radicale, il importe de retrouver ce qui est au fondement des démocraties, soit les luttes pour les directions à donner au pouvoir, d’où le caractère incontournable du conflit et de l’instabilité inhérente à toute démocratie. Il est fort possible que Roman évite ce type de thèse, car elle ouvre la porte à une logique des rapports de force dont on ne voit pas en quoi elle permettrait de faire face au conservatisme ou à la brutalité de l’économie de marché. De même, Mouffe et Laclau prétendent ne pas tomber dans le piège de l’essentialisme, mais font malgré tout du conflit le moteur même de l’action démocratique. Malgré tout, indépendamment des jugements positifs ou négatifs que l’on pourrait émettre sur leur philosophie politique, il aurait été au moins nécessaire d’expliquer leur absence dans un livre consacré tout entier à la question du conflit démocratique. Peut-être l’auteur a-t-il pensé que les arguments de Laclau et Mouffe se trouvaient d’une certaine manière mieux défendus par Rancière et Abensour, mais le lecteur ne peut être conduit à cette conclusion qu’en raison d’airs de famille ou de ressemblances approximatives.
Si le livre a le grand mérite d’offrir une intéressante cartographie du débat philosophique, des notions fondamentales auraient demandé une analyse plus rigoureuse, à commencer par les notions de conflit et de consensus. Sébastien Roman juge « consensualiste » la théorie de Jürgen Habermas, sans que l’on sache exactement en quoi cela pose problème. Le consensus visé par l’exercice délibératif est-il contraire au pluralisme démocratique ? Favorise-t-il la domination d’un groupe sur un autre, par exemple d’une minorité sur une majorité ? De même, en tout début d’ouvrage, Roman qualifie la pensée de Charles Taylor au sujet des imaginaires sociaux d’« excessivement consensualiste » en raison de sa filiation avec les théories de la loi naturelle, défendues par Locke ou Grotius. Selon quel critère ? Sans défendre ces auteurs, l’acte d’accusation contre eux n’est pas toujours très clair, ni la thèse même d’un espace public dissensuel, qui se comprend mieux par la négative qu’en raison d’un développement théorique qui lui serait consacré. Une fois le livre terminé, on se plait surtout à espérer que l’auteur poursuivra sa réflexion ailleurs, ce qui l’exposerait davantage à la critique, mais permettrait de voir les gains réels du dissensus pour nos démocraties.