La double vérité du travail d’écrivain

Dans un article paru en 1996 et cité par Cécile Rabot et Gisèle Sapiro dans la conclusion de leur ouvrage, Bourdieu décrit « la double vérité du travail », à savoir l’existence d’une vérité subjective liée à l’investissement personnel dans le travail, à côté de celle, objective, qui fonde le rapport entre le travailleur et son employeur. Projetée dans le champ du métier d’écrivain en France, cette double vérité donne lieu à une série de dynamiques pour le moins dissymétriques : vocation et formation, professionnalisation et précarisation, travail d’écriture et activités connexes, logiques artistiques et stratégies économiques, reconnaissance symbolique et rétribution financière, création littéraire et médiation pédagogique. Ainsi, la double vérité du travail d’écrivain révèle une dualité à plusieurs tiroirs qui interroge, nourrit et transforme la condition et le devenir du métier.


Gisèle Sapiro et Cécile Rabot, Profession ? Écrivain. CNRS Éditions, 350 p., 26 €


En treize chapitres organisés en deux parties dédiées respectivement aux différentes catégories du métier d’écrivain et au rôle des activités connexes dans la professionnalisation, Profession ? Écrivain propose une enquête sociologique en profondeur sur un métier singulier. Comme le rappelle d’emblée Gisèle Sapiro dans son introduction : « Être écrivain·e n’est pas un métier comme les autres. D’une part, il ne requiert pas de formation particulière […] D’autre part, il ne s’exerce pas nécessairement avec la même régularité quotidienne, et surtout ne procure pas de revenus mensuels ». Cette spécificité annonce les difficultés d’appréhension du métier d’écrivain sous l’angle de la sociologie des professions. Le défi est de taille et commence par la nécessité de distinguer la reconnaissance symbolique ou littéraire, liée au jugement « qualitatif » par les pairs et les critiques, de la reconnaissance professionnelle, associée au développement des instances représentatives de la profession et à sa reconnaissance par l’État.

L’un des mérites de cet ouvrage est précisément de donner la parole aux professionnels à travers des entretiens menés aussi bien auprès des instances de représentation ou de médiation que d’un large panel d’auteurs aux profils diversifiés. La transcription de ces entretiens, respectant à la fois la confidentialité et l’oralité des échanges, est enrichie par des analyses approfondies et accompagnée d’une série de tableaux, de graphiques et d’encadrés. Ces outils permettent par exemple de saisir les dynamiques d’évolution des rémunérations, d’analyser la répartition des manifestations littéraires ou des catégories éditoriales, ou encore d’apporter un éclairage complémentaire sur des sujets plus précis tels que le prêt numérique en bibliothèque ou encore les propositions du Comité permanent des Écrivains « pour une Europe du livre » esquissée par Céleste Bonnamy dans son annexe. La double vérité du travail d’écrivain semble inscrite dans la structure même de l’ouvrage : aux catégories d’activité littéraire présentées dans leur diversité constitutive (première partie) répondent en miroir les cadres des activités dites connexes ou paralittéraires (deuxième partie). Une composition duale qui éclaire à son tour la dualité d’une profession en mutation et en déplacement permanents.

Gisèle Sapiro et Cécile Rabot, Profession ? Écrivain.

Si le premier chapitre de l’ouvrage rappelle les grandes étapes et les enjeux du développement professionnel du métier d’écrivain en France, notamment autour de l’AGESSA (Association pour la gestion de la Sécurité sociale des auteurs), le deuxième s’ouvre sur une question fondamentale : « Comment devient-on ‟écrivain” ? ». Si le rôle de l’éditeur reste crucial pour le déclenchement du processus de professionnalisation et si la relation auteur-éditeur est « souvent décrite dans un registre affectif », cela n’empêche guère le développement de pratiques irrégulières dans le monde de l’édition. Ceci étant, Gisèle Sapiro observe que les auteurs interrogés considèrent globalement que « la reconnaissance symbolique prime sur la reconnaissance professionnelle », même si cette lecture varie en fonction de leurs profils et de leurs revenus issus d’autres activités. Ces dernières vont des lectures publiques à l’animation d’ateliers d’écriture, en passant par les chroniques dans la presse, les rencontres-débats, les interventions dans les colloques, ou encore la participation à des jurys. Autant d’activités qui non seulement posent le problème de l’organisation du temps de travail mais créent également « un sentiment de dédoublement » chez l’écrivain. Pour autant, elles participent au maintien de la visibilité de l’écrivain sur la scène publique et lui offrent souvent des possibilités de renouvellement personnel et professionnel.

Élargissant le périmètre de l’enquête, les cinq chapitres suivants s’intéressent aux différentes catégories d’auteurs exerçant respectivement dans le champ de la littérature jeunesse (chapitre 3), du théâtre (chapitre 4), du cinéma (chapitre 5), de la musique (chapitre 6) et de la bande dessinée (chapitre 7). Quoique à des niveaux différents, l’enquête confirme cette double vérité d’un métier tiraillé entre une précarité, voire une « paupérisation » économique, et une quête de reconnaissance professionnelle aux prises avec des logiques artistiques ou organisationnelles. Aux avant-postes de la mobilisation, notamment à travers la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse lancée en 1975, les auteurs jeunesse doivent faire face – comme le détaille Cécile Rabot – à de faibles droits d’auteur et à une moindre reconnaissance symbolique. De leur côté, confrontés à ce que Quentin Fondu définit comme une « position marginale et paradoxale, entre champ théâtral et champ littéraire », les auteurs dramatiques se trouvent contraints de multiplier les activités connexes.

Dans le champ cinématographique, analysé par Jérôme Pacouret, la reconnaissance symbolique des écrivains reste à la fois inégale et dévaluée, tandis que la réception de leur travail dépend largement de leur réputation dans le champ littéraire. De même, si les relations entre littérature et musique introduisent de nouvelles formes de création, elles obligent les auteurs – selon Myrtille Picaud – à revoir leurs positions et à coopérer avec des « intermédiaires multi-positionnés » qui transforment leurs modes de fonctionnement habituels. Enfin, et malgré son autonomisation progressive, le champ de la bande dessinée, objet de l’étude de Julien Gaffiot, reste « un espace bipolaire » construit autour d’un décalage flagrant « entre la paupérisation des auteur·e·s et l’économie florissante de l’édition », ce qui soulève d’autres questions épineuses, telles que la rémunération de la dédicace et la valeur symbolique de l’œuvre créée.

Gisèle Sapiro et Cécile Rabot, Profession ? Écrivain.

Si l’ouvrage est globalement dédié au contexte français, une approche comparative permet ponctuellement d’établir des parallèles intéressants avec d’autres pays. Ainsi, dans son retour sur la naissance des Masters of Fine Arts (MFA) et des parcours de creative writing aux États-Unis, Madeline Bedecarré (chapitre 8) rappelle que les programmes d’apprentissage de l’écriture suscitent toujours une « gêne » en France, en raison notamment de la persistance du mythe du génie littéraire inné. En outre, la comparaison franco-américaine des programmes révèle des écarts de contenus et d’objectifs qui éclairent des questions de légitimation et d’accès au champ littéraire. Sans surprise, l’analyse des rencontres en librairie et en bibliothèque (chapitre 9) révèle que l’écrivain doit « donner de sa personne » pour promouvoir son œuvre, entraînant une « modification de l’identité auctoriale et du fait littéraire ». Au fil de son analyse, Cécile Rabot note que la notion même de promotion « cristallise la lutte d’intérêt entre auteur·e·s et organisateurs », et souligne l’inégalité des rémunérations d’auteurs pour des activités où les intermédiaires sont toujours rétribués. De son côté, Hélène Seiler-Juilleret étudie la question des rémunérations dans le contexte des manifestations littéraires en Île-de-France (chapitre 10). La politique de rémunération soulève des questions d’ordre éthique et économique qui impliquent également les organisateurs. Même s’ils requièrent des compétences d’expression orale et de mise en scène, les festivals peuvent devenir des espaces non seulement de reconnaissance symbolique mais aussi de création littéraire.

À la fois « multipliées et institutionnalisées », les rencontres dans les écoles, analysées par Cécile Rabot (chapitre 11), représentent une facette primordiale des activités connexes avec ce double enjeu : offrir une source de revenus aux auteurs et initier les jeunes à la littérature via « une pédagogie du détour ». Néanmoins, cette convergence d’intérêts crée un défi pédagogique puisque l’écrivain doit endosser un rôle de médiateur voire d’animateur social qui, là encore, favorise le glissement de son identité auctoriale. Cette même question de la médiation se trouve au cœur de l’analyse des résidences d’écrivains, avec ou sans hébergement (chapitre 12). Entre le soutien de la création littéraire et le développement de dispositifs d’action culturelle et artistique tournés vers les territoires, ces dispositifs génèrent « un flou dans les attentes à l’égard des écrivain·e·s » qui doivent redoubler de vigilance et réaffirmer sans cesse le sens de leur création. Enfin, le développement de l’édition numérique, étudié par Hélène Seiler-Juilleret et Julien Gaffiot (chapitre 13), révèle de nouvelles pratiques d’achat et de lecture. Si l’émergence des pure players (éditeurs publiant prioritairement en numérique) favorise la création de nouveaux espaces éditoriaux, une tension reste perceptible entre la liberté de création et la quête de reconnaissance à travers l’édition traditionnelle.

Si l’enquête dirigée par Cécile Rabot et Gisèle Sapiro réaffirme le rôle des organisations professionnelles dans le processus de reconnaissance de l’écrivain et de la mobilisation autour des intérêts de la profession, elle dévoile aussi les ambiguïtés qui entourent la définition et la pratique du métier. En éclatant, la double vérité du travail d’écrivain donne lieu à des vérités fragmentaires et surtout tributaires de facteurs instables tels que les profils des auteurs, les genres littéraires, les ressources disponibles et les modalités d’exercice du métier. Au milieu de cette instabilité inévitable, l’écrivain doit concilier vocation et condition matérielle, cherchant sans cesse un équilibre incertain entre son activité principale et ses activités connexes. Cette quête d’équilibre, les codirectrices de l’ouvrage y insistent, se traduit également dans la nécessité de prendre en compte les transformations du métier d’écrivain et de continuer à défendre « le maintien des politiques d’aide à la création et d’une concertation entre les acteurs » afin d’assurer la pérennité et l’utilité sociale de l’activité de création.

À la Une du n° 49