Appelle-moi par ton nom, d’André Aciman, vient d’être réédité en France, parallèlement à la sortie du film de Luca Guadagnino d’après un scénario de James Ivory, avec Timothée Chalamet et Armie Hammer. Onze ans après sa première publication, ce livre continue à briller par son homoérotisme raffiné et intellectuel. En attendant Nadeau a pu interviewer l’auteur depuis son appartement de l’Upper West Side de Manhattan, à côté de Harlem.
André Aciman, Appelle-moi par ton nom. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Jean-Pierre Aoustin. Grasset, 336 p., 20,90 €
Commençons par la métaphore centrale du roman, « le syndrome de San Clemente ».
Il tire son nom de la basilique Saint-Clément-du-Latran à Rome, composée de quatre niveaux, qui sont quatre versions d’elle-même : bâtie sur les ruines d’une église construite sur les ruines d’une autre, le tout reposant sur un ancien temple mithriaque. De même, les êtres humains sont tous composés de quatre versions d’eux-mêmes, ce qui explique l’activité d’Elio au début du roman : il transcrit pour piano un morceau de musique originalement écrit pour quatuor, afin de réunir les diverses parties. Ce faisant, il va à rebours du sens de mon roman, qui affirme que nous sommes multiples, qu’on ne peut nous « jouer » sur un seul instrument. De la même façon, on ne peut ignorer les niveaux souterrains de la basilique.
« Le syndrome de San Clemente » est le titre de l’avant-dernier chapitre, où, lors d’un dîner à Rome, un poète raconte son voyage à Bangkok et sa rencontre avec une femme déguisée en homme déguisé en femme déguisée en homme.
Exactement.
Quelles sont alors les quatre formes d’expression de la sexualité ?
Aucune idée, je n’en connais que deux ! Lors de ce dîner à Rome, où les convives s’amusent à discourir sur l’amour, les festivités sont interrompues par l’arrivée d’un invité tardif qui est totalement ivre. C’est une référence au Banquet de Platon, à l’arrivée d’Alcibiade. Aristophane explique aux invités que les êtres humains ont été coupés en deux par les dieux, qu’autrefois on était homme et femme réunis en un seul corps, tandis que maintenant on cherche chacun son autre moitié. Mon roman est une extrapolation de cette idée.
On pourrait considérer les deux amants comme identiques : masculins, juifs, américains (Elio à moitié), sportifs, aisés, intellectuels. Cette identité est renforcée par le fait qu’Oliver occupe la chambre d’Elio, et que celui-ci lui dit : « Appelle-moi par ton nom ».
L’amour parfait consiste dans la tentative de trouver un partenaire qui vous permet de vous aimer. Vous devenez lui, et lui est transformé en vous : les deux identités fusionnent. Est-ce possible ? Je ne suis que romancier.
Quelle a été la genèse de ce texte ?
Un voyage qui n’a pas eu lieu. Chaque été, on louait une maison en Italie, mais cet été-là on ne pouvait pas. Alors je regardais un tableau de Monet en essayant d’imaginer nos vacances passées dans la maison qu’il avait peinte. J’ai été happé par une vague de nostalgie. Ensuite, j’ai commencé à remplir cette demeure de personnages, mais au lieu de voir un garçon et une fille, j’ai imaginé deux hommes. Je ne pouvais plus m’arrêter, et quatre mois plus tard j’avais un roman.
Vous êtes passionné par le cinéma de Rohmer. Appelle-moi par ton nom est-il rohmérien ?
Non, parce que les personnages n’ont pas le même genre de conversation. C’est plutôt dans Eight White Nights [inédit en français] que l’influence de Rohmer est présente, les personnages s’y demandent : « Qu’est-ce qui se passe entre nous ? » ; « Que ressentons-nous vraiment ? ». Ici, ils n’ont pas le temps d’avoir un tel échange : il y a d’abord un aveu, ensuite un peu d’hésitation, et puis le sexe.
Le point commun entre les deux romans, le noyau dur – si vous me permettez – est quand même le désir.
On trouve ça dans tous mes livres : le désir coïncide avec un sentiment de honte, on est dans une position de faiblesse, parce qu’on veut quelque chose de l’autre sans savoir s’il va accepter. Prenons l’exemple de Phèdre : la personne qu’elle désire est le fils de son mari, c’est donc doublement humiliant. Dans mes livres, les personnages deviennent obsédés par l’autre, il ne s’agit peut-être pas d’amour, mais d’une volonté de possession. En fin de compte, ce qu’on souhaite, c’est simplement découvrir ce qu’on veut, qu’on ne sait pas.
Le film de votre roman est sorti aux États-Unis en 2017, et a rencontré un succès fulgurant. Comment le trouvez-vous ?
Je le trouve fantastique. Les meilleures scènes sont tirées directement du roman. Par exemple, le discours du père à la fin reproduit le texte mot pour mot. Ou encore la scène où Elio et Oliver sont sur la piazzetta et Elio essaie de parler de ses sentiments.
Le père d’Elio est américain, et sa mère italienne. Est-ce le reflet de votre histoire familiale ?
Mon père est né en Turquie, il est parti en Égypte où sa famille était déjà établie ; ma mère y est née. Ils se sont rencontrés et mariés là-bas. En 1965, ils ont été expulsés en tant que Juifs, et expropriés de tous leurs biens. Ensuite, on a vécu trois ans en Italie, et puis je suis venu aux États-Unis à l’âge de dix-sept ans.
La maison du roman est-elle inspirée d’un lieu réel ?
J’hésitais entre deux villes qui commencent par B : Bogliasco, au sud de Genova, près de Nervi ; et Bordighera, où Monet a vécu plusieurs mois. Elles se trouvent aux deux bouts opposés de la Ligurie. Puisque je préfère éviter la précision, j’ai décidé tout simplement d’appeler la ville « B. ».
Où a-t-on tourné le film ?
À Crema, près de Milan, loin de la mer et donc sans plage. Mais ce n’est pas un problème.
On dit que l’Amérique est un pays puritain. L’extrême érotisme de votre roman passe-t-il mieux du fait que les deux amoureux sont gays ?
En Amérique, tout le monde se fout que ces personnages soient homosexuels. D’ailleurs ils sont plutôt bisexuels.
Je pensais par exemple à la célèbre scène où Elio – qui est mineur, il n’a que dix-sept ans – se masturbe dans une pêche, qu’Oliver finit par consommer.
À mon avis, la fascination d’un roman gay, ce qui fait qu’il est « comestible », tient à la présence d’une inhibition morale, condition sine qua non pour qu’il y ait une dimension érotique. Cela aurait pu être, par exemple, la gêne ressentie par une fille de dix-sept ans vis-à-vis d’un homme trentenaire. Il faut une frontière à traverser. Une fois la frontière dépassée, on peut faire tout ce qu’on veut, donc Elio et Oliver peuvent vomir et déféquer ensemble, ou se masturber dans une pêche avant de la manger. Mais d’abord il y a l’inhibition initiale, d’où l’obsession nourrie par Elio durant les deux premiers chapitres.
Vous n’êtes pas homosexuel, mais beaucoup de lecteurs gays ont loué votre portrait de l’homoérotisme.
Souvent on me demande : « Pourquoi écrivez-vous sur l’homosexualité ? ». D’une certaine manière, je trouve l’hétérosexualité complètement prévisible, il n’y a plus de tabous, tout arrive très facilement, il n’y a plus de barrière à franchir, même dans le cas de l’adultère. Ce qui n’est pas vrai pour l’amour homosexuel, surtout lorsqu’il s’agit de la première fois. Après, on peut aller dans un bar et baiser dix personnes en dix minutes ! Mais au début c’est difficile. Comme c’est difficile d’en parler à son père.
Dans votre univers romanesque, la séduction va souvent de pair avec une passion musicale.
Dans tous mes livres, il y a une sorte de bande sonore inconsciente. Cela fait partie du bagage des personnages. Elio joue à la guitare un air de Bach, ensuite il le joue à la manière de Liszt, et enfin à la manière de Busoni. Et lorsqu’on lui demande de le jouer tel que Bach l’a écrit, il répond qu’on ne sait pas s’il vient vraiment du maître. Là encore on a affaire à quatre versions d’un seul phénomène. Aujourd’hui, on croit que Bach a écrit ce morceau pour son frère avant de partir pour l’Italie : ainsi, un homme disait à un autre : « Je t’aime ».
Au début, il y a un malaise entre les futurs amants qui paraît bien américain. Leur relation serait-elle aussi un commentaire sur la masculinité aux États-Unis ?
En Amérique, lorsque deux hommes se serrent dans leurs bras, ce qui leur arrive parfois, lors d’une rencontre sportive par exemple (« on a marqué un but ! »), ils essaient de neutraliser cela en se donnant des tapes dans le dos. J’ignore ce que la tape peut vouloir dire, mais en tout cas, pendant leur étreinte, ils sortent tous deux leur cul le plus possible. Personnellement, je n’ai jamais serré quelqu’un dans mes bras de cette manière : même quand c’est une vieille dame, c’est toujours mon corps entier qui la serre, et pas juste mon bras et mon épaule. Sinon, cela devient quelque chose de gênant et de maladroit.
Là aussi vous faites plutôt européen. Pourtant, vous écrivez dans la langue des États-Unis.
J’ai la nationalité américaine. Mais, en effet, c’est l’aspect le plus frustrant de ma vie : j’écris en anglais mais au fond je suis un écrivain français. D’autres ont partagé ce sentiment : Somerset Maugham pensait, avec raison, qu’il avait une sensibilité française. Eight White Nights est très français.
Lors de notre entretien de 2013, vous avez déploré la mort du « roman d’analyse », associé à Stendhal et à Proust, dont vous êtes spécialiste. Pourrait-on mettre dans cette catégorie Appelle-moi par ton nom ?
Appelle-moi par ton nom s’inspire de deux romans. D’abord, La princesse de Clèves, texte divisé en quatre parties, et qui raconte exactement la même histoire, sauf que les amants ne font pas l’amour. Et ensuite, Olivia par Olivia, de Dorothy Bussy, la sœur de Lytton Strachey et de James Strachey, éditeur de l’œuvre complet de Freud en anglais. Olivia par Olivia, écrit en anglais, a eu plus de succès en France pour avoir été immédiatement traduit par Roger Martin du Gard. C’est l’histoire d’une affaire lesbienne, voire d’une affaire ratée : une jeune fille tombe amoureuse de sa professeure, celle-ci le sait mais ne fait rien. J’avais cette histoire en tête pendant l’écriture de Appelle-moi par ton nom. C’est un roman français écrit en anglais. J’ai toujours aimé les intrigues qui ont lieu dans des espaces clos : une maison, un jardin, une chambre, où la tension est liée à une interrogation du genre : « Que pense-t-il de moi ? » ; « Pourquoi est-ce que je l’aime ? » ; « Que se passe-t-il entre nous ? » « Ai-je mal compris certains signes ? » « Y a-t-il des signes ? » Et ainsi de suite. Le dernier génie dans ce domaine fut Proust. Il s’agit d’interpréter autrui. Elio est pourvu de cette sensibilité, il se remémore sans cesse ses pensées antérieures.
Il vous ressemble. Alors pourquoi vivre à New York ?
C’est là où j’ai échoué. Est-ce que je suis chez moi ? Je ne crois pas. En arrivant, je pensais rester quelques années avant de retourner en Italie. J’ai toujours préféré l’Italie.
Mais ce roman est votre seul livre situé en Europe.
Enigma Variations [inédit en français] commence en Italie : s’il y a de la passion, il faut que cela se passe en Italie. La passion en Amérique ? Je ne crois pas. Cela ne fonctionne pas pour l’écriture. Je peux comprendre la frustration en Amérique, mais la passion ?
Propos recueillis par Steven Sampson