Nombre d’auteurs ont publié des récits de voyage dont l’intérêt ne s’émousse pas au fil des années. Secoués et parfois profondément modifiés à travers une série de conflits que portent à leur paroxysme les guerres napoléoniennes, les pays européens constituaient évidemment un terrain de choix pour tous les observateurs soucieux de vivre pleinement leur époque. C’est ainsi que, dès 1802, Johann Gottfried Seume (1763-1810) prit la direction de Syracuse (Goethe avait déjà montré le chemin de l’Italie) ; mais trois ans plus tard, c’est vers le Nord qu’il dirigea ses pas – ce qui n’est pas une simple façon de parler, car il privilégiait toujours la marche à pied sitôt que la possibilité s’en offrait à lui, convaincu que « celui qui marche voit en moyenne, du point de vue anthropologique et cosmique, plus que celui qui roule ».
Johann Gottfried Seume, Mon été 1805 en Europe du Nord à la rencontre des Anti-Hespérides. Trad. de l’allemand, préfacé et annoté par François Colson. Champion, coll. « L’atelier des voyages », 302 p., 55 €
On peut lire le récit de Johann Gottfried Seume de différentes manières, selon le degré de connaissance qu’on a de la période et des principaux acteurs de la politique et de la culture qui jalonnent le récit, au gré des étapes parcourues. Il faut ici rendre hommage à l’excellent travail fourni par François Colson pour situer les personnages et faciliter la compréhension de bien des détails qui, sans lui, resteraient obscurs à nombre d’entre nous – un hommage hélas posthume, puisque François Colson est décédé avant la publication de l’ouvrage. Mais on peut aussi prendre à la lecture un plaisir plus simple, se laisser porter par la prose de Seume qui dépeint au jour le jour, le plus souvent avec beaucoup de mordant, les paysages urbains et ruraux qui s’offrent à son regard, et davantage encore tous ceux qui les habitent. Car ce sont eux qui priment aux yeux de Seume, homme des Lumières, ardent défenseur de la raison et de la justice, davantage porté vers les chaumières que vers les châteaux, toujours prompt à débusquer ce qui entrave le progrès et pérennise la misère. N’écrit-il pas fièrement dans son avant-propos : « Je suis un être humain, un homme libre, crois être raisonnable et suis bien intentionné à l’égard de tous mes frères, sans exception » ? Notons que des lettres écrites entre 1804 et 1805, publiées en annexe au récit, permettent au lecteur de cerner d’un peu plus près la personnalité de Johann Gottfried Seume.
Mais avant d’entreprendre son œuvre et de coucher ses observations sur le papier, Seume fut lui-même immergé dans le courant impétueux de l’Histoire. La vie du jeune Saxon (né quatre ans après que Voltaire eut publié Candide) ressemble fort à un roman d’aventures : issu d’un milieu modeste, recruté de force à moins de vingt ans, embarqué malgré lui jusqu’en Amérique pour combattre les insurgés aux côtés de l’Angleterre, il déserte lors de son retour à Brême. Au service du roi de Prusse durant quelques années, on le retrouve après un passage à l’université de Leipzig officier de l’armée russe, mêlé aux combats dans Varsovie où il sera fait prisonnier. Après quinze ans d’une vie agitée, mais qui lui laisse aussi le temps de parachever de brillantes études, il travaille comme correcteur dans une maison d’édition, et songe à ses voyages. On comprend aisément comment son expérience, alliée à une solide culture universitaire et à sa connaissance des langues, a pu forger son caractère et affûter son regard sur le monde qu’il observe goulûment ! Le récit qu’il fit en 1809 de sa vie exceptionnelle ne paraîtra qu’en 1813, trois ans après sa mort.
La carte des pays parcourus par Johann Gottfried Seume au cours de l’été 1805, situés à l’est du Rhin et sur le pourtour de la mer Baltique, est bien différente de celle d’aujourd’hui. Car les toutes premières années du XIXe siècle offrent l’image d’un continent européen bouleversé, et mis en ébullition par les idées nouvelles que colportent les voyageurs, les œuvres et les journaux qui circulent en tâchant d’esquiver la censure. Les armées révolutionnaires françaises propagent l’esprit qui a enflammé Paris, bientôt relayées par la Grande Armée dont les victoires permettent cette fois à Napoléon Bonaparte de remodeler encore des frontières déjà bien retouchées.
Seume entreprend son voyage alors que le précaire équilibre issu de la paix d’Amiens est rompu et que la Troisième Coalition se constitue. Il rentre en Saxe en octobre 1805, juste avant le désastre de la flotte française à Trafalgar, en partie compensé quelques semaines plus tard par la victoire d’Austerlitz. Peu après, le traité de Schönbrunn (avec la Prusse) et celui de Presbourg (avec l’Autriche) laisseront la Russie et l’Angleterre seules face à Napoléon. Le blocus continental va se mettre en place. La Pologne a disparu depuis dix ans. Le Saint-Empire romain germanique, déjà bien fragile, n’en a plus que pour quelques mois.
Johann Gottfried Seume assiste donc à l’effondrement des vieux équilibres branlants sous la poussée des armées françaises, mais il en rend responsable, au moins autant que Napoléon, l’égoïsme de la vieille aristocratie qui ne veut rien céder, « car l’esprit actuel de la noblesse est bien de ne contribuer en rien et de jouir de tout ». Il pointe les faiblesses internes des différents royaumes et du Saint-Empire agonisant, qui étouffent trop souvent, malgré quelques monarques « éclairés », toute tentative de mettre en place un système de gouvernement plus juste et empêchent de lutter efficacement contre l’envahisseur français. Pour Seume comme pour beaucoup de jeunes Allemands, le salut ne peut venir que d’un sursaut de la raison tel qu’il s’est produit en France, avant que Napoléon ne perce définitivement sous Bonaparte et que l’élan libérateur ne se transforme en oppression : « Pour nous, point d’autre salut que d’imiter le bien des Français et d’éviter leurs atrocités ». Son patriotisme inspiré de l’esprit de 1792 ne l’empêche pas de rester un homme modéré, lucide, qui sait que dans les pays qu’il traverse (l’Allemagne, la Pologne, la Biélorussie, les actuels États baltes, la Russie, la Finlande, la Suède et le Danemark), même si c’est à des degrés divers, il faudra bien du temps « avant que l’on parvienne à la mise en place de la raison pratique dans le droit de l’État ». Quant à l’avenir de l’Allemagne… Une mort précoce empêchera Seume de connaître la bataille de Leipzig, « bataille des nations » qui suscita tant d’espoir chez les patriotes allemands prêts à moderniser leur pays sur un modèle démocratique – un espoir promptement déçu par la tournure que prirent les événements après la chute de Napoléon.
Le texte écrit par Seume procède pleinement des courants littéraires qui s’achèvent et de ceux qui naissent à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, et qui interfèrent entre eux bien davantage que ne le voudra plus tard, par commodité, l’histoire littéraire. Par l’esprit comme par la forme, celle de lettres adressées à un correspondant plus ou moins fictif, il s’apparente plutôt à ce qu’on a appelé les « Lumières tardives » (Spätaufklärung). Mais si cette publication en français nous intéresse aujourd’hui, c’est d’abord parce que l’authenticité et l’honnêteté du témoignage permettent aux différents pays visités de devenir pour nous autre chose que les simples entités rencontrées jadis en cours d’histoire, et encore dans la mesure où elles s’imbriquaient dans notre passé national. Seume est attentif à tout, aux monuments et aux musées, mais aussi à l’état des routes, au confort des auberges, à la qualité des repas. Il observe, juge, donne des conseils, compare ce qu’il voit avec ce qu’il a vu lors de son grand voyage précédent, symétriquement orienté vers le Sud. À travers son regard, tout prend de l’épaisseur, du sang, de la chair ; on voit comment les gens vivent, on sent battre leurs cœurs.
Tout comme on sent battre aussi celui d’un auteur qui nous touche par la sincérité de ses mots, lui qui fut aussi un homme tourmenté, malheureux en amour, solitaire : « Je suis né pour être orphelin et paie un peu cher mon éducation supérieure », confie-t-il dans une lettre de décembre 1804. L’envie de partir, de rencontrer d’autres humains, de réfléchir sur ce qu’il voyait – et aussi d’écrire une œuvre – devint ainsi pour lui un véritable moyen de surmonter les chagrins et de vivre, tout simplement.