La laideur du Nouveau Monde

Dans la basilique Sainte-Marie-Majeure de Rome, un buste en marbre noir ainsi qu’un mausolée rappellent la mémoire de Nsaku Ne Vuanda, ou Dom Antonio Manuel, prêtre et ambassadeur du royaume Kongo auprès du pape Paul V. La destinée de ce personnage, né dans l’actuel Angola en 1583 et mort au Vatican en 1608, pouvait donner matière à une belle histoire emblématique ou illustrative. C’est tout le contraire dans le cinquième roman de Wilfried N’Sondé.


Wilfried N’Sondé, Un océan, deux mers, trois continents. Actes Sud, 272 p., 20 €


On perçoit déjà au loin, en effet, les aspects très commodes d’une telle figure transfuge. Ses identités multiples serviraient aux uns pour démontrer les ascensions permises par l’expansion catholique en Afrique ; aux autres, pour établir une mémoire spécifiquement « noire » de la colonisation ; d’autres encore, pour fondre les points de vue contradictoires dans un universalisme bon-teint. A rebours des discours, Un océan, deux mers, trois continents, de Wilfried N’Sondé, très sobre d’écriture, sans doute trop bien tenu parfois, se révèle moins consensuel que n’importe quelle appropriation idéologique. Sa radicalité, son impertinence, sa créativité consistent à assumer ce que n’a pas pu dire l’histoire, faute de traces, peut-être faute de réelles volontés, aussi, de la reconstituer : la violence d’une vie exilée, consacrée à la découverte d’un Nouveau Monde inversé.

Wilfried N’Sondé, Un océan, deux mers, trois continents

Wilfried N’Sondé © Jean-Luc Bertini

Si, à la manière des Persans de Montesquieu, le prêtre kongo observe les Européens, il n’en est pas ébahi, ni amusé ; et s’il lui arrive de regretter les grands arbres, les légendes, le ciel et le fleuve de sa terre d’origine, son dégoût refoulé du pays natal augmente au rythme de son apprentissage. Car d’un bout du globe à un autre, aux trois points du triangle formé par les trajets de la Traite esclavagiste, le jeune homme, baptisé et fervent croyant, se montre plutôt totalement effrayé par les débuts déments de cette vaste entreprise mondiale d’extermination, où se compromettent les uns et les autres, son pape comme son souverain, la chrétienté et les vieux royaumes africains. Que ce soit à la cour d’Alphonse II, roi catholique du Kongo, dont l’opulence se repaît de l’indigence de ses sujets ; sur le pont du Vent Paraclet, le navire négrier où il embarque sans en connaître la nature ni la destination, puis au Brésil, où il voit la déportation en actes ; ou enfin en Castille et à Rome, où la populace jouit de la haine et du pillage : il n’est jamais à sa place. La sienne est au Ciel. Par malheur il se trouve ici-bas, là où sont commis et organisés meurtres, tortures, supplices, enfermements. Le paysage général de violence et de corruption où il circule a tout de ce qu’il appelle à deux reprises, après les maintes déceptions que peut connaître un tel idéaliste, la « laideur du monde ».

Ce beau personnage aurait pu, encore, incarner une terre qui nourrit une bonne partie de la littérature contemporaine d’Afrique centrale. Emmanuel Dongala, Jean Bofane, José Eduardo Agualusa, Alain Mabanckou aujourd’hui, Sony Labou Tansi, Tchikaya U’Tamsi hier, tous viennent des rivages et des frontières de l’ancien royaume Kongo. Structuré autour d’une capitale, Mbanza Kongo, décrite par Georges Balandier en 1965 [1], il réunissait les actuels Congo-Brazzaville et Congo-Kinshasa, une partie de l’Angola et du Gabon. Le syncrétisme issu de son histoire est encore vivement présent dans cette région, où l’implantation ancienne du christianisme (le roi Nzinga Nkuwu, ou Joao Ié, fut baptisé dès 1480) n’a pas éliminé la force de la pensée des sortilèges, des songes et des ancêtres. Malgré certaines pesanteurs dues à la forme du roman historique, Un océan, deux mers, trois continents ne folklorise pas ce particularisme kongo.

Wilfried N’Sondé, Un océan, deux mers, trois continents

Mbanza Kongo

C’est un autre pan de l’histoire du royaume qui prend le dessus, et qui l’inscrit dans d’autres échelles de temps et d’espace : la dévastation par les razzias d’esclaves de cette région aux accès maritimes favorables. Là encore, les choix narratifs étonnent dans ce récit de l’espace global, qui prend en charge ce que l’historien américain Markus Rediker a nommé une « histoire atlantique de la Traite ». La reconstitution de la vie à bord du navire négrier s’avère sur ce point le moment le plus fort du roman et le rattache aux grands récits de la littérature concentrationnaire. « Mes anciens repères s’ébranlaient chaque jour un peu plus, mes certitudes avaient toutes volé en éclats. Le Créateur s’était absenté. Il n’existait plus de terre où séjournaient les esprits de mes ancêtres défunts », écrit le prêtre, qui découvre jour après jour le monde clos de l’extermination, structuré autour du sévice et de la mise à mort, mais aussi de la lutte pour la survie et de la diminution des solidarités.

Pour redonner vie à Nsaku Ne Vuanda, Wilfried N’Sondé adopte une approche intuitive, fondée sur un principe de non-assignation : celle de la fiction. Le recours au romanesque est assumé dans la fabrication de la voix, assez étonnante de constance, traversée de liturgie et de méditations, du prêtre-diplomate devenu statue, c’est-à-dire pure représentation. Son autobiographie est quelquefois soutenue par des passages apportant des repères historiques sur le contexte de son expédition. Et à vrai dire, on sait peu de choses de ces quatre années de voyage, qu’on devine à tout le moins épuisantes, si ce n’est que Nsaku Ne Vuanda, âgé d’une trentaine d’années, est mort trois jours après son arrivée chez le Pape. L’objectif précis de sa mission, lui aussi, est peu documenté. A-t-il été envoyé à Rome afin de poursuivre l’évangélisation de l’Afrique, consolider les liens pontificaux du royaume Kongo ? Ou plutôt pour alerter le monde extérieur sur les abominations en cours de la traite esclavagiste qui ravageaient déjà les sociétés du bassin du Congo ? L’indécision de l’histoire laisse à Wilfried N’Sondé la liberté de faire de ce voyageur contraint une figure contrariée, à la fois vigie du massacre en cours et complice malgré lui, mieux loti que les déportés quoique otage, sauveur de son peuple vaincu d’avance.

Wilfried N’Sondé, Un océan, deux mers, trois continents

Nsaku Ne Vuanda

A l’image du Jan Karski de Yannick Haenel (Gallimard, 2009), le Nsaku Ne Vuanda de Wilfried N’Sondé forme un personnage contradictoire, inconstant, qui découvre son propre sort au fur et à mesure qu’il avance dans le voyage. Lui-même très intuitif, il s’étonne souvent de ses propres aventures et déconvenues. Tour à tour convaincu de sa mission et désespéré, naïf à l’extrême ou méfiant, très sympathique en dépit de son acharnement à accorder sa confiance à tous les puissants qu’il rencontre, il se montre toujours plus déçu par lui-même que par les autres, rallumant sans cesse la flamme d’une foi difficile à tenir dans la folle succession d’abominations dont il est le témoin. Dans ce qui lui arrive, il ne choisit pas beaucoup. Qu’il fasse la connaissance de son roi concupiscent, d’un pirate hollandais sanguinaire, d’un idiot de négrier et de son jeune domestique français, il se laisse le plus souvent ballotter par les événements, avançant au gré des rencontres, des hasards, des surprises. Et surtout au rythme de ce qu’il ne sait pas, au contraire du lecteur : que son voyage n’est pas seulement, comme il veut ardemment le croire, une mission divine pour éviter l’extermination à ses frères, mais plus tristement un épisode assez périphérique des rivalités économiques européennes et de la poursuite des guerres de religion. Mais pourquoi pas les deux à la fois ? Nsaku Ne Vuanda, tel qu’il se raconte, n’est ni un héros de la lutte anti-esclavagiste, ni un collaborateur zélé de la domination coloniale. « Je préférais imaginer le monde plutôt qu’observer sa laideur », dit-il à propos de ses débuts dans la vie. A défaut de savoir ce qu’il est vraiment, il agit à sa mesure : aller au bout de son voyage, quitter le Ciel et atteindre le Nouveau Monde, en recueillir le peu de joie qu’il en reste, raconter ce qu’il a vu des hommes nouveaux.


  1. Georges Balandier, Le royaume de Kongo du XVe au XVIIIe siècles, Hachette, 2009.
Cet article a été publié sur Mediapart.

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