Le 28 novembre 2017, Emmanuel Macron a terminé son discours à l’université de Ouagadougou par une ode au français, « le ciment principal qu’il y a entre nous ». Après avoir rendu hommage à « la langue par laquelle quelqu’un comme moi qui vient d’une famille de province peut devenir président de la République française », il poursuivait : « Soyez-en fiers parce que c’est une langue qui va permettre à une jeune fille burkinabé de faire la même chose demain ».
Cécile Van den Avenne, De la bouche même des indigènes. Échanges linguistiques en Afrique coloniale. Vendémiaire, 272 p., 22 €
Autant dire que le peul, le mooré ou le dioula, autres langues parlées au Burkina Faso, ou même le wolof, le bambara, le swahili et le lingala, ailleurs en Afrique, ne pouvaient porter l’avenir du continent, et encore moins intéresser le monde extérieur. Comme si, flottant hors de l’histoire, le français s’était implanté dans cette partie du monde sans se frotter, à travers des contacts complexes et conflictuels, et au cours d’un long processus de mélange linguistique, avec les langues africaines. L’étude de la sociolinguiste Cécile Van den Avenne vient rappeler l’inverse avec justesse.
De la bouche même des indigènes – expression par laquelle les linguistes et les ethnologues du XIXe siècle légitimaient leur collecte de données locales et tentaient de rassurer le lecteur de la métropole – se place à rebours de la « double mythologie qui façonne l’idéologie linguistique française » : celle qui pense le français à la fois comme langue de la nation et comme langue de « l’universel », chimère commode pour annihiler la différence des langues, et mettre sous le tapis la violence de la domination de l’une sur les autres. Cécile Van den Avenne bat également en brèche l’idée selon laquelle la colonisation – et donc l’entrée de l’ouest du continent dans la francophonie – n’aurait eu lieu que par la force des armes : elle est aussi passée par la négociation, donc par la traduction. Laissant une vaste place aux sources, son enquête, passionnante bien qu’assez peu problématisée, repose sur ce fil délicat.
À travers les récits de voyage, les correspondances, les rapports administratifs ou les manuels, mais aussi certains itinéraires biographiques (ceux de l’administrateur Louis-Gustave Binger et de l’ancien esclave Samuel Ajayi Crowther s’avèrent particulièrement éclairants), se révèlent les nombreuses interactions linguistiques qui ont pu exister dans le contexte colonial et les pratiques de traduction induites par celui-ci. On distingue deux moments dans le rapport colonial aux langues africaines : l’exploration, où il est nécessaire de les apprendre pour conquérir, et l’impérialisme, où l’hégémonie du français efface le multilinguisme qui prévalait initialement. Cartographier les langues est nécessaire à la conquête des territoires. Les contrôler suppose ensuite une administration des langues. La langue devient ainsi le support de la domination. On en élit certaines (le mandingue, l’arabe), jugées plus « utiles » que d’autres ; avec le soutien théorique de la philologie, certains groupes sociaux deviennent des « ethnies ». Hors des colonies françaises, rappelle Cécile Van den Avenne, il n’existe pas d’équivalent strict à l’horrible langue « petit-nègre », instrument efficace pour ridiculiser les colonisés et racialiser les échanges linguistiques.
Et pourtant, la complexité de la colonisation est d’avoir été, aussi, un moment et un espace de traduction. Cela est perceptible si on ne considère pas celle-ci comme un exercice d’entente menant à un consensus et à la réduction des différences ; mais plutôt, selon l’idée de « traduction agonique » défendue par Tiphaine Samoyault [1], comme le lieu d’un conflit fondamental. Il n’est pas fortuit que ce livre soit dédié à Alain Ricard, qui théorisa le lien entre la traduction et la notion d’apartheid [2]. Cécile Van den Avenne montre le paradoxe des traductions entreprises par le personnel colonial, qu’il fût missionnaire ou militaire. Au-delà de leurs « erreurs », et parfois avec les meilleures intentions du monde, elles ont refermé le français sur lui-même, construit la ségrégation par la langue et rendu ses fanatiques « incapables de penser le multiculturalisme (dont le multilinguisme est une composante) comme autre chose qu’une menace à l’intégrité nationale ». On a aussi fait la guerre aux langues d’Afrique en les traduisant en français, en arrêtant de les apprendre, de les parler, de réfléchir avec elles. Dans un bel article offensif de 2004 [3], Alain Ricard osait écrire : « Défendre la diversité culturelle, c’est défendre les langues et les cultures de l’Afrique, contre le français. »
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Tiphaine Samoyault, « La traduction agonique », Po&sie 2016/2 (n° 156), p. 127-135.
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Alain Ricard, Le sable de Babel. Traduction et apartheid, CNRS Éditions, 2011.
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Alain Ricard, « De l’africanisme aux études africaines. Textes et ‟humanités” », Afrique & histoire, 2004/1 (vol. 2), p. 171-192.