Comme tout cérémonial, toute commémoration comporte sa part de ridicule, de grotesque et de truqué, voire d’odieux. Ainsi, en 2014, François Hollande, évoquant le centenaire de la boucherie de 1914-1918, saluait la mobilisation de 430 000 soldats coloniaux, engagés avec l’enthousiasme que l’on devine dans la bataille pour récupérer l’Alsace et la Lorraine et faire rendre gorge aux héritiers de Bismarck pour les réparations extorquées à la France en 1871.
Victor Loupan, Une histoire secrète de la révolution russe. Éditions du Rocher, 194 p., 17,90 €
David Mandel, Les soviets de Petrograd. Les travailleurs de Petrograd dans la révolution russe (février 1917-juin 1918). Syllepse, 565 p., 25 €
La commémoration de la révolution russe d’Octobre 1917 ne pouvait échapper à ce triste rituel. Laissons de côté la constitution en Russie d’une commission chargée de patronner cette commémoration, dirigée par Serguei Narychkine, chef des services de renseignements étrangers, et qui comporte parmi ses 63 membres deux représentants de l’Église orthodoxe et une historienne, Narochnitskaia, qui, il y a une douzaine d’années, annonçait sur le site Voltaire une découverte sensationnelle : les trotskistes américains avaient infiltré la direction du parti républicain aux États-Unis et au nom de la révolution permanente avaient convaincu Bush junior de déclencher la guerre en Irak. Et arrêtons-nous sur deux livres, ceux de Victor Loupan et David Mandel.
Victor Loupan ou la valse des ragots
La France ne saurait manquer à l’appel d’une histoire officieuse plus proche des Pieds Nickelés que des œuvres de Fernand Braudel. L’ouvrage de Victor Loupan, Une histoire secrète de la révolution russe, occupe une place de choix dans cet espace. On se demande au bout de quelques pages au fond de quelle poubelle Loupan, chroniqueur régulier de Radio Notre-Dame, a déniché ses connaissances et ses « révélations ». Il étale d’emblée, en effet, une ignorance phénoménale… Ainsi, ce « grand spécialiste de la Russie » (quatrième de couverture) écrit : « Le royaume de Pologne est dépecé en plusieurs étapes après le désastre de la campagne de Russie par Napoléon. » Hélas pour le saint homme, la Pologne a été dépecée en trois fois par la Russie (surtout), la Prusse et l’Autriche en 1772, 1793 et 1795. Or, chacun le sait, sauf lui apparemment, Napoléon a engagé la campagne de Russie en 1812, dix-sept ans après le troisième et dernier partage. Loupan devrait relire Guerre et Paix…
Fort de cette maîtrise de l’histoire, il multiplie les « révélations » dignes des Protocoles des sages de Sion : « Les révolutionnaires russes – Lénine, Trotski, d’autres, n’ont aucun idéal patriotique […] S’agissant de la Russie, tous les ennemis du tsarisme, qu’ils soient empereurs, kaisers ou banquiers, sont leurs amis. Ils acceptent donc toutes les alliances et tous les financements ». Lorsqu’il est exilé en Autriche, « pendant un temps, Trotski reçoit des services impériaux une subvention mensuelle de 3 000 couronnes » alors que le salaire mensuel d’un ouvrier autrichien est de 200 couronnes. Lorsque Trotski quitte les États-Unis en avril 1917, selon Loupan, reprenant un ragot fabriqué par le chef du parti bourgeois dit Cadet, Pavel Milioukov, partisan de la guerre à outrance, Trotski emporte avec lui la somme de 10 000 dollars, fournie bien sûr par les Allemands. « Cette somme, commente finement Loupan, est certes importante mais totalement insuffisante pour faire une révolution ». Il ne définit malheureusement pas la somme plancher pour « faire une révolution ». Faute de nous donner ce précieux renseignement, il conclut : « L’argent est donc très probablement destiné à Trotski personnellement ». Ah, la charité germanique !
Page 56, on apprend que Trotski travaillait pour les services allemands et austro-hongrois. Trente pages plus loin, Loupan nous assure qu’il travaille pour les services britanniques et américains bien que « Léon Trotski ne soit sans doute pas un agent britannique ou américain au sens classique [sic] du terme ». Loupan lui prête un parent banquier américain, imaginaire (juif bien sûr, car on sent que l’évocation de Trotski comme juif le titille). D’ailleurs, nous assure Loupan, « les liens extravagants et contre-nature entre le grand capital américain et la Russie bolchevique ne font aujourd’hui aucun doute. Et le personnage pivot de cette scandaleuse affaire qui se fait sur le dos du peuple russe n’est autre que Léon Trotski ». On croirait lire la Pravda stalinienne de la fin des années 1930.
Loupan ajoute le grotesque au ridicule en annonçant un scoop : « Les manuels soviétiques ont toujours affirmé que l’intervention des pays de l’Entente en Russie eut lieu pour aider les Blancs dans leur guerre contre les Rouges. C’est faux. » Ce révisionnisme est énorme. Pour ne prendre qu’un exemple : pendant la guerre civile, les États-Unis vendent à l’amiral Koltchak six cent mille carabines, un peu plus d’un millier de mitrailleuses avec leurs munitions, plusieurs millions de cartouches, plusieurs centaines de canons, des avions, des tanks, des équipements, des uniformes pour environ cinq cent millions de dollars, la Grande-Bretagne deux cent mille équipements uniformes, cent mille carabines, deux mille mitrailleuses, cinq cent millions de cartouches, des tanks et des canons. La France, trente avions et plus de deux cents automobiles. Le Japon, soixante-dix mille carabines, trente canons, cent mitrailleuses, les munitions nécessaires et cent vingt mille équipements. Bien sûr, personne ne vend le moindre fusil aux Rouges. Loupan prétend qu’au lendemain du débarquement de troupes britanniques, américaines et françaises à Mourmansk « près de cinquante mille Russes se trouvent internés dans ce qui ressemble furieusement à des camps de concentration »… imaginaires. Mauvais roman. Rappelons que le 5 juillet 1918 les ambassades alliées installées à Vologda, réunies à Arkhangelsk, adoptaient une proclamation définissant les buts politiques et militaires de l’occupation alliée de Mourmansk et de la région du Nord : protéger le pays de la mainmise allemande sur la région et sur le port de Mourmansk, défendre la Russie contre toute tentative d’invasion par les troupes allemandes et chasser les bolcheviks du pouvoir.
Victor Loupan a jadis publié une biographie du dernier tsar intitulée Nicolas II. Le saint tsar, le tsar sanglant du Dimanche rouge canonisé par L’Église orthodoxe en 2000. Le 9 (22) janvier 1905, sa soldatesque fusilla et sabra à mort un bon millier d’hommes, femmes et enfants (réduits par Loupan à 96, alors même que le chiffre officiel était de 130 !) qui avaient eu l’audace de vouloir lui déposer une pétition. Loupan juge ce massacre parfaitement légitime : « La Russie de Nicolas II est, à sa manière, un État de droit. Elle est en tout cas gouvernée par des lois. Or aucune loi ne prévoit qu’un groupe d’inconnus venant de la rue puisse remettre quoi que ce soit au tsar en personne, toute rencontre officielle avec le souverain étant soumise à un système protocolaire rigide et tatillon. » Il faut donc imposer, même aux femmes et aux enfants, le respect du protocole à coups de fusil et de sabre. Il ajoute : « Apprenant ce qui s’est passé, le tsar est anéanti ». Mensonge, un de plus… L’anéanti a vite repris ses esprits. Nicolas II, recevant une délégation d’ouvriers sélectionnés par la police elle-même quelques jours plus tard, leur déclare : « Venir en foule révoltée me déclarer vos besoins, c’est un acte criminel. »
Un ouvrage fondamental de David Mandel
Si nous voulons abandonner les plaisirs douteux du mauvais roman policier pour l’histoire réelle de la révolution, il faut de toute urgence lire Les soviets de Petrograd de l’historien canadien David Mandel. Son livre met en évidence le conflit de plus en plus vif qui dresse les ouvriers de Petrograd, le cœur ouvrier de la Russie à cette époque, contre la bourgeoisie industrielle et financière et le pouvoir qu’elle exerce à travers le gouvernement provisoire présidé par le prince Lvov, grand propriétaire terrien, d’abord, puis par l’avocat socialiste Alexandre Kerenski. Les ouvriers de Petrograd, comme le souligne David Mandel, avaient gardé en mémoire le lock-out massif déclenché par les grands patrons à la fin de 1905 pour briser la révolution montante et sauver le régime tsariste menacé. L’antagonisme brutal entre les deux classes s’était manifesté à nouveau après l’écrasement des grévistes de la Lena Goldfield en avril 1912. David Mandel cite un épisode qui en souligne l’ampleur autant ou plus encore que les grèves qui secouent la capitale en juillet 1914 et les barricades qui s’élèvent dans les rues de la ville : « un arrêt de travail de 102 jours à l’usine de construction mécanique Lessner, une grève déclenchée suite au suicide d’un ouvrier juif, amené au désespoir par les railleries d’un contremaître ».
Même si la guerre le refoule un moment, cet antagonisme réapparait brutalement dès que la grève des ouvrières du textile de Vyborg, le 23 février (8 mars) 1917, déclenche le mouvement de protestation qui balaie le régime autocratique englué dans la guerre. David Mandel étudie minutieusement les diverses couches de la classe ouvrière de Petrograd et leur évolution rapide au cours des mois. Alors que les ouvriers et les ouvrières détestent les bourgeois et leurs représentants politiques, les dirigeants du soviet de Petrograd (menchéviks et socialistes-révolutionnaires) auxquels ces ouvriers et ouvrières manifestent au début leur confiance s’acharnent d’abord à remettre le pouvoir aux hommes politiques de cette bourgeoisie puis à collaborer avec eux dans un gouvernement qui poursuit une guerre de plus en plus rejetée par eux et par une masse croissante de soldats. La confiance initiale s’effrite au fil des semaines et cet effritement se traduit par l’influence croissante des bolcheviks. Il est aisé d’en mesurer l’ampleur. David Mandel le rappelle en effet : « Les ouvriers révoquaient souvent leurs délégués aux soviets et aux comités d’usine ». Il en donne de nombreux exemples.
La multiplicité de ces exemples suffit à réfuter l’affirmation avancée par Marc Ferro dans le tome 1 de son Histoire de la révolution russe publié en 1976, affirmation alors passée à peu près sous silence mais aujourd’hui très à la mode. Selon Marc Ferro, à la « bureaucratisation par en haut » se serait ajoutée dès avril 1917 (?) une bureaucratisation par en bas due à l’élection de délégués plus ou moins inamovibles… en réalité soumis plusieurs fois à réélection entre mars et octobre 1917. Or, toute bureaucratie suppose à la fois la permanence des fonctions et un lot plus ou moins grand de privilèges. Les délégués révocables élus aux soviets, aux comités d’usines et même dans les syndicats ne bénéficiaient ni de l’un ni de l’autre.
David Mandel éclaire fort bien le mécanisme qui mène de la révolution de février à celle d’octobre. Jusqu’en juillet 1917, la majorité des ouvriers et des ouvrières de Petrograd, animés d’une profonde hostilité à l’égard des classes possédantes, accordent toute leur confiance aux dirigeants du soviet qui s’acharnent à maintenir l’alliance avec les représentants de ces classes et donc, dans la réalité, la subordination à ces dernières. Le rejet croissant de la politique impulsée par lesdites classes pousse le prolétariat de la capitale à se prononcer pour que les dirigeants du soviet, qui ne le veulent pas, assument le pouvoir à eux seuls. D’où les manifestations monstres des 3 et 4 juillet 1917 à Petrograd, qui n’aboutissent pas.
Plus se creuse l’abîme entre ce que réclament ouvriers, ouvrières et soldats et ce que font leurs représentant en qui ils ont confiance depuis février, et plus la solution parait inéluctablement relever de la violence. Celle-ci peut être verbale. Ainsi, le 12 juillet 1917 le journal Izvestia, organe du comité exécutif central des soviets qui soutient le gouvernement provisoire, écrit : « Les bolcheviks sont les amis de Nicolas [II] et de Guillaume. », à la fois donc du tsar déchu et du kaiser en place, doublement traîtres donc parce qu’ils réclament la paix et le transfert de tout le pouvoir aux soviets. On ne saurait mieux dire que l’affrontement est inéluctable. David Mandel rappelle que, lors des manifestations de juillet, dénoncées par les dirigeants menchéviks et socialistes-révolutionnaires comme une insurrection bolchevique, le commandement de la petite ville ouvrière de Sestroretsk où le Soviet fait la loi a reçu une mission pacificatrice très virile : « Une véritable opération militaire a été montée incluant quelques centaines de cosaques, des junkers et six camions blindés. Le commandant a eu l’autorisation de faire feu contre toute résistance et, si nécessaire, de raser la ville […] Les troupes ont fouillé sans distinction toutes les maisons ouvrières et mis à sac les locaux des organisations ouvrières et du Parti bolchevique. Elles sont reparties avec tous les membres du comité de l’usine locale placés aux arrêts ».
La violence peut prendre d’autres formes, come le lock-out des usines par les patrons ou la mise en place d’un plan de transfert d’usines de Petrograd (et seulement d’une partie de leurs ouvriers) loin de la capitale « Vers la fin du mois d’août, rappelle David Mandel, on a rendu publique une liste de 47 usines à évacuer en priorité. S’y trouvaient toutes les usines de l’État, la plupart des grandes entreprises métallurgiques privées et un certain nombre d’usines chimiques ; pour ajouter l’insulte à l’injure, seule une petite partie des ouvriers employés dans ces usines devaient les suivre vers leur nouvel emplacement. Les autres devaient être licenciés avec deux semaines de salaire d’indemnité. Par contre, l’État allait prendre en charge tous les coûts des transferts des usines privées. » Cette véritable déclaration de guerre contre les ouvriers et les ouvrières de la capitale avait l’accord des socialistes dits modérés, dont le ministre du travail Skobelev, qui avait déclaré en juillet : « Mitrailleuses et baïonnettes sont souvent le meilleur argument. » David Mandel nous rafraîchit ainsi la mémoire et nous rappelle qu’Octobre 1917 parachève un affrontement inévitable et est l’inverse d’un coup d’État.