Après Tomasi di Lampedusa, Leonardo Sciascia, Andrea Camilleri, entre autres, revoilà la Sicile, éruptive et mystérieuse, ardente et débridée, l’île de toute turbulence et truculence, celle des grands mythes, Ulysse et le Cyclope, Polyphème, Acis et Galatée, Charybde et Scylla, des philosophes comme Empédocle et son saut dément dans l’Etna ne recrachant que sa sandale, et de quelque haute figure tel Pirandello dont la célèbre phrase « Pupi siamo » − nous ne sommes que des marionnettes – est allégorique de ce nouveau roman, surgi du sable de Messine, sous la plume d’un émigrant, Andrea Genovese, qui a fait souche en France où se déroule son Odyssée minime (titre d’un de ses poèmes) et renvoie son protagoniste à sa terre natale.
Andrea Genovese, Dans l’utérus du volcan. Maurice Nadeau, 230 p., 19 €
Son titre l’indique bien, le texte d’Andrea Genovese se veut utérin et renvoie au cordon ombilical rattachant à son île natale un poète résidant à Lyon, où il vit depuis des décennies − son épouse étant une pure Lugdunienne −, qui regagne la Sicile à la faveur d’un « Prix de poésie chrétienne » qui lui est remis, en grande pompe et sous divers alibis. Chaleur et vapeur méphitique vont tout aussitôt s’emparer de son corps d’émigrant, aussi innocent qu’indifférent au spectacle en plein air de Messine, sous cette « instance matricielle » qu’est l’Etna. Au départ est le bouillonnement. Celui des mots, avant la culmination éruptive autant qu’orgasmique qui fera trembler la terre, les esprits et les cœurs. Des mots français auxquels se tressent, tels une plante parasitaire, des tiges d’italien et des pétales siciliens.
Le lecteur de Genovese – tout comme le personnage principal, et plus encore son épouse – plonge dans l’étrangeté : le message est lumineux mais la langue est fuligineuse. Ils passeront dans le récit en somnambules d’un intense soleil. Personnages « agis », comme issus d’un été camusien, qui se déplacent et gesticulent sans pleine conscience, absents à eux-mêmes comme cette carence de vie malgré l’effervescence du paysage. Messine ne fut-elle pas plus de vingt fois détruite sous les tremblements – u tirrimotu − et la lave ? « L’Etna è na camurria » (l’Etna est un emmerdeur). Alors autant « immoler [son] ennui sur l’autel d’Euripide et de Pirandello ». Vanni, le lauréat de ce prix prestigieux doté de dix millions de lires, empoche, flegmatique, étranger à la cérémonie, la belle enveloppe, sans un mot de remerciement et s’en retourne, « tel un pitre… se dandinant comme une aubergine ». Ce qui arrache au promoteur de la remise du prix, qui découvre enfin que cet « émigrant » d’origine sicilienne fut son condisciple à l’école, ce juron blasphématoire : « Minchia di Papa » (« couilles de Pape »), auquel fait écho cet autre blasphème : « Porcodio » (« cochon de Dieu »). Ce qui ne saurait surprendre tout familier de l’Italie, et plus encore de la Sicile, séparée du continent justement par ce mince détroit de Messine qui met la Calabre à un jet de pierre : « Faccia di culo di cane da caccia », telle est la première et savoureuse injure du soussigné foulant pour la première fois ce sol mythique : « Face de cul de chien de chasse », à quoi il est de bon ton de répondre : « e’ piu’ bello il mio culo della tua faccia » : « mon cul est plus beau que ton visage » !
Si l’on n’a pas compris que l’âme italo-sicilienne, nichée dans « le domaine de l’excessif », vibre entre les mots comme le soleil justicier et mortel sur les vitraux des églises du Mezzogiorno, et si l’on n’en prise pas la verdeur ithyphallique, autant refermer ce livre à l’humour aussi ravageur qu’est débridé le sexe des personnages. Le protagoniste couchera avec un autre spécimen de l’immigration, plus contemporaine, une belle et dévote Philippine arborant, agenouillée au prie-Dieu, une paire de fesses plus mythologiques que les deux blocs de Charybde et Scylla sur lesquels trébucha Ulysse ; son épouse lyonnaise, durant ces « quelques journées buissonnières », croira − ou rêvera de − connaître l’orgasme sous l’assaut d’un SDF africain vivant dans un cabanon avec un agneau (agnus dei) ; chacun des comparses couchera, en fait, avec qui il trouvera en travers de la route, et cette bacchanale des sens est l’avers, ou le rachat, de « ce monde de petits magouilleurs », revers de la médaille, dont le maître mot est la combinazione, « quand la malice et le meurtre deviennent les lois non écrites mais inspiratrices des rapports humains, et qu’une société se disloque, se putréfie petit à petit, jour après jour, jusqu’à ce que le poison soit partout ».
On ne s’étonnera pas d’entendre, ici et là, claquer un fusil ou de découvrir en chemin quelque cadavre ignominieusement châtré, une pierre dans la bouche – rite barbare s’il en fut ! La critique politique plonge dans l’acerbe et l’acrimonie et le discours se veut agressif. La connivence des autorités civiles avec la mafia, et la complicité de l’Église, avec son cortège de « tant de faux dévots, de cafards, d’opportunistes », fait évidemment penser à Leonardo Sciascia, dont on se souviendra qu’il fut découvert et diffusé en France par Maurice Nadeau (voir, notamment, Un rêve fait en Sicile, publié aux Lettres Nouvelles en 1978). Andrea Genovese avec grand talent s’inscrit dans cette filiation.
« Être fils de l’Etna, c’était monstrueux, c’était outrancier. Même pour un Sicilien, qui avait une conception cyclopéenne de la vie et portait en dot dès sa naissance la damnation d’un œil unique, démesuré et terrifiant comme un cratère. De là, de ce vagin de l’absurde, venait la pâte qui l’avait pétri, modelé et projeté dans la fiction théâtrale qu’était sa vie. Il était fils de l’Etna, donc il ne pouvait en aucune manière se soustraire à cette contrainte existentielle. C’est pourquoi, il ne pouvait pas se soustraire non plus à la rancune ancestrale qui l’incitait à s’affronter aux dieux. Tout Sicilien naît en état de guerre. »