Admiré de ses condisciples puis de ses étudiants, Jean-Louis Chrétien trace dans ses livres un parcours original marqué par la singularité de son ton. Aussi loin des certitudes proclamées que des doutes exprimés, il dit sa foi, et son nouveau lecteur pourrait croire que l’auteur vient de la découvrir en poursuivant cette méditation qu’il lui offre. C’est ce cheminement qui intéresse.
Jean-Louis Chrétien, Fragilité. Minuit, 270 p., 25 €
À la différence de beaucoup de croyants, Jean-Louis Chrétien ne part pas de l’évidence d’une foi que tout le monde devrait partager. Il ne cherche d’ailleurs ni à convaincre ni même à persuader. Il dit comment la méditation d’expériences humaines aussi simples que la fatigue, la promesse, la joie ou, cette fois, la fragilité amène à consulter des auteurs qui peuvent être littéraires aussi bien que philosophiques, pour finir par constater tranquillement que les textes les plus profonds ont été écrits à la lumière de la foi chrétienne. Tout lecteur peut suivre ce penseur jusqu’à un certain point de sa méditation, celui après lequel il sera tenté de refermer le livre au nom d’un non possumus désolé. Comment en effet n’être pas désolé de ne pas pouvoir suivre plus loin un penseur aussi manifestement sincère, dont la douceur paraît une des vertus premières ? Qui lui reprocherait d’avoir, au fil de ses multiples lectures, trouvé tant de textes magnifiques chez les Pères de l’Église ou chez des mystiques à peu près universellement négligés ?
Tout son art – puisque, tout de même, Jean-Louis Chrétien n’a rien d’un naïf – consiste à construire l’évidence d’une sorte de progression initiatique vers ce que l’on n’ose appeler la révélation ultime. La tentation de qui s’est laissé prendre à ce mouvement est de se dire qu’il ne pouvait en aller autrement, qu’il n’est d’appel que par Dieu, de joie que du croyant, ou bien que la fragilité constitutive de l’humaine condition a beaucoup à voir avec le péché originel, même si, bien sûr, Henry James ou Sénèque ont eux aussi écrit des choses intéressantes sur le sujet.
La fragilité est certes d’abord celle du nouveau-né, jeté sans défense dans le monde, « naufragé » comme dit Lucrèce. Il est bon de se souvenir que fragile et frêle sont issus du même mot latin, et aussi de ne pas oublier ce qui les différencie : loin d’être toujours frêle, le fragile peut être dur comme le verre. Si la fragilité du nouveau-né est une première image de l’humaine condition, celle du verre en est une autre, plus subtile sans doute. Dans les deux cas, la fragilité suscite des pulsions opposées, entre une protection qui peut paraître excessive à celui qui protestera qu’il « n’est pas de verre », et la tentation de mettre à l’épreuve la résistance, jusqu’au désir de destruction. Le petit enfant ne proteste pas qu’on le protège trop et sans doute n’est-ce pas délibérément qu’il met en avant sa fragilité. Néanmoins, il ne persiste pas longtemps à ignorer le charme qu’il exerce. Il finira assez vite par comprendre qu’exhiber sa propre fragilité – ou la feindre – peut être une arme de séduction très efficace. Telle est la richesse de l’image du verre pour illustrer la condition humaine, cette ambivalence d’un matériau d’autant plus précieux qu’on le voit fragile.
À son stade suivant, la réflexion passe à « la condition souvent latente ou dérobée qui donne à la catastrophe comme une perpétuelle imminence, la fêlure, avec ses sœurs menaçantes, la faille, la fissure, la craquelure, ou la paille dans le métal ». C’est l’occasion de saluer l’étude que Deleuze a consacrée à ce thème dans Logique du sens, mais on est là sur un autre terrain et le lecteur soupçonneux peut pressentir la réponse vers laquelle on progresse ainsi. Ces diverses variantes de la fêlure ont en effet pour point commun que le défaut est caché. La fragilité du nouveau-né saute aux yeux des moins attentifs ; celle du verre est bien connue et d’ailleurs aisément constatée au moindre faux mouvement. C’est en revanche l’inapparence de la fêlure, son invisibilité, qui la caractérise. Elle est donc « le secret, le non-dit, le mensonge par omission, la dissimulation du passé ». Et, peut-on ajouter : « l’effort pour dissimuler trahit la dissimulation, et l’art parfait avec lequel on ment ne fait que souligner la gravité de l’objet du mensonge ».
D’un auteur frotté de psychanalyse, un lacanien peut-être, on attendrait à ce moment un développement sur l’inconscient, dont la fêlure pourrait être une assez belle image. Ici, non : le chapitre s’achève sur la résurrection pour laquelle il faut d’abord avoir accepté de mourir à ce qui a fait mourir.
Avec le chapitre sur les ruines vient tout autre chose que la fragilité : la caducité. On passe ainsi de ce qu’il en est de la faille cachée de tout homme au destin de la Création elle-même, sa mortalité. La rencontre de ruines est, en effet, notre « seule véritable expérience de fin du monde ». À cette prise de conscience de la mortalité du monde dans lequel nous vivons – qui n’est pas synonyme de destruction de la terre entière mais s’apparente plutôt à cette mortalité de la civilisation dont parlait Valéry en 1919, évoquant ce qu’ensuite on s’est mis à appeler la Belle Époque – s’ajoute le trouble suscité par la conscience que la plupart de ces ruines sont l’effet de destructions dues à l’action humaine. Il y a ruine parce que des hommes en ont ruiné d’autres. D’où l’amer constat de Bernardin de Saint-Pierre : « Si le peuple peut porter la main sur un monument, il le détruit ». C’est pourquoi les ruines dues à l’action des hommes sont bien plus « l’image du néant » que celles qui sont « l’ouvrage du temps » : les hommes « font-ils des décombres, la nature y sème des fleurs », dit Chateaubriand dans le Génie du christianisme. Dans la fascination qu’exercent les ruines, on ne peut nier la part de complaisance des hommes pour leur propre « penchant au mal ».
C’est également une poétique, entre « beauté du fragile et fragilité du beau », laquelle doit aussi être perçue comme une manière de lutter « contre l’oubli de la condition humaine ». Sans doute sera-ce alors beaucoup à Sénèque que l’on empruntera, puisqu’il n’est guère de réflexions sur la brièveté de la vie ou ce qu’il peut en être d’une vie bienheureuse qui ne soient redevables à la finesse de l’auteur des Lettres à Lucilius et de ces petits traités moraux. Mais le chrétien se sent à l’étroit dans la pensée de ce directeur de conscience ; il souhaite un « élargissement de la fragilité » vers le péché.
D’une certaine manière, en effet, la fragilité de l’homme, cette faiblesse en laquelle « la force de Dieu se déploie », n’est autre que la marque en lui du péché originel : « solidaire du penchant au mal, [elle] relève de la chair ». Mais, d’un autre côté, cette défaillance peut rendre fort. « La chair défaille, écrit saint Ambroise, mais le désir se nourrit et s’augmente ». Relire, outre Ambroise, Jean Cassien et Augustin est une bonne manière d’affiner la réflexion sur cette « transfiguration de la fragilité à même l’épreuve que nous faisons d’elle, tout opposée à l’équanimité du philosophe », qui constitue sans doute, à la fin du IVe siècle, une des formes les plus profondes du mysticisme chrétien.
Après une fine analyse de la notion kantienne de mal radical, ce livre se conclut par un admirable texte sur « le tremblement de la voix humaine », cette voix qui reçoit la parole dès lors que le Verbe s’est fait chair. Tel est l’ultime message : la « voix humaine forme la plus haute manifestation, et la plus nue » de la fragilité humaine et de son sens. Jean-Louis Chrétien alors parle en poète, ce qui est sans doute la manière la plus adéquate de dire ce qui ne peut relever du concept puisqu’au cœur de l’expérience chrétienne de l’existence.
Dans un roman d’Agatha Christie, le lecteur cherche à identifier le coupable avant qu’Hercule Poirot ne le démasque devant tous les protagonistes. Des indices sont semés qu’il s’agit de reconnaître pour tels. L’athée sourd au discours sur la finitude humaine peut lire Jean-Louis Chrétien dans un état d’esprit comparable : en se demandant à quel moment on aura glissé d’une phénoménologie de l’expérience humaine vers une méditation chrétienne. Le plaisir aura été distillé à petites doses : chapitre après chapitre, des indices auront été semés selon lesquels Dieu va finir par paraître, en tout cas le Dieu du christianisme, celui qui a fait l’homme fragile, frêle sans doute comme un roseau – Pascal a repris l’image à l’Évangile de Matthieu (XII, 20) qui lui-même cite Isaïe. Demeure toutefois la conviction que l’on doit bien pouvoir méditer sur la fragilité humaine sans forcément la concevoir comme finitude.