Il y a un an paraissait De longues nuits d’été, long vagabondage dans les forêts, sur les chemins, mené par Janek, un enfant et Sergueï, son mentor qui l’accompagne, le protège et l’initie au monde. Des jours d’une surprenante clarté fait doublement écho à ce roman publié en collection jeunesse. On y retrouve les chemins et les routes, la nature, mais cette fois-ci le héros, Théo, marche seul à travers les collines, pour rester dans les hauteurs.
Aharon Appelfeld, Des jours d’une surprenante clarté. Trad. de l’hébreu par Valérie Zenatti. L’Olivier, 272 p., 20,50 €
On trouvera sans doute bien des similitudes entre ces deux romans, et avec d’autres romans de l’écrivain israélien récemment disparu. Ainsi de l’incipit, écho au roman cité : « À la fin de la guerre, Théo décida qu’il ferait seul le chemin de retour jusqu’à sa maison, tout droit et sans prendre de détour. » Une différence toutefois entre les deux romans d’Appelfeld, et de taille : ce roman se déroule après la guerre et non pendant, dans le paysage centre-européen que l’on devine aux noms de pays et à l’atmosphère qui y règne.
Appelfeld, on le sait, n’est pas un écrivain réaliste. Son Europe d’après-guerre, ce sont de petits événements, un climat. Sternberg, la ville autrichienne vers laquelle Théo se dirige, n’existe pas sur la carte. Les camps ne sont jamais nommés ; les organismes qui viennent en aide aux réfugiés sont réduits à des baraques ou campements dans lesquels on sert à manger, on soigne, on offre un instant de repos. Ce sont aussi des lieux de retrouvailles ou de rencontres et le lecteur ne compte pas celles que fait Théo en chemin. Au point qu’on se croirait parfois dans l’un de ces romans picaresques, nés en Espagne où la table d’auberge permet de boire et de converser, d’entreprendre aussi. Théo, lui, écoute et discute. C’est comme un bruit de fond, une rumeur parfois mauvaise qui l’accable. Celles et ceux qu’il rencontre sont à peine nommés : l’homme, la femme, un homme qui a pris du retard dans ses études et veut rentrer à Budapest, un autre qui emporte des vivres et envie le héros qui avance les mains vides, une survivante qui attend la mort puisque tous les siens ont disparu… Ce sont des silhouettes qui s’incarnent dans leur bref dialogue avec Théo, mais aussi des êtres qui figurent des instants, des possibilités dans le grand néant de cet après-guerre.
Il arrive aussi qu’une rencontre lui ouvre des portes, et celle qu’il fait avec Madeleine, une femme malade de la génération de ses parents, amie de Martin, son père, pendant de longues années, est de celles-là. Elle aime toujours Martin et en fait l’aveu au jeune homme : « Les années que j’ai passées avec lui me nourrissent chaque instant. Durant les heures sombres au camp, il apparaissait et nous parlions des nuits entières. Grâce à cela, je n’étais pas fatiguée au réveil. Il ne me quittait pas de la journée non plus. Un jour, j’ai reçu vingt coups de bâton, je ne pouvais plus tenir debout. J’ai senti que Martin m’enlaçait et je n’ai plus eu mal. »
Ce que Théo ne retient pas des songes, rêveries ou cauchemars liés à son passé, elle le lui apprend. Elle le lui rend, dans les paroles issues de son sommeil fiévreux, et qu’il écoute en la veillant : « Il chercha à se raccrocher à un mot ou un son qu’elle avait enfoui dans son âme et ne trouva rien d’autre que « Martin ». Elle avait rassemblé dans son nom tout ce qu’elle pouvait dire sans toucher au secret, et il avait beau fouiller en lui, aucun mot ne surgissait en lui. » Il peut enfin demander pardon à ce père qu’il a trop méconnu.
Théo est le fils de Martin et de Yetti, qui se sont mariés sur un coup de foudre, alors que depuis huit ans Martin côtoyait et semblait promis à Madeleine. Cette dernière n’en conçoit pas d’amertume. C’est comme si elle était bonne perdante, face à une femme à tous égards surprenante. Si Théo est en effet un jeune homme libre, si le monde a pour lui une profondeur, il le doit à sa mère. C’était une artiste de la vie, une femme fantasque qui l’emmenait admirer le paysage à l’aube ou au crépuscule, au lieu de le conduire à l’école. Une phrase revenait, justifiant toutes ses errances et errements : « on ne peut pas rater les visions du matin ».
Elle aimait au plus haut point la musique de Bach et entretenait un rapport mystique avec ce qui l’entourait. Elle se réfugiait souvent dans un monastère à l’écart des routes, collectionnait les icônes, prétendait que « c’est ici que Dieu réside ». Elle pouvait prendre un train pour arriver avec son fils ou seule dans une auberge isolée, tenue par un patron peu aimable, souvent hostile aux Juifs. Le contexte de l’avant-guerre, que décrit souvent Appelfeld dans ses romans est lourd de menaces ; le malaise règne. Yetti n’est pas croyante et a perdu tout lien avec la tradition juive. Elle appartient à cette bourgeoisie assimilée dans laquelle Appelfeld a grandi et n’est pas consciente du danger. Elle vit dans son monde, dépense sans compter, refuse de voir la réalité que lui présente Martin, son mari : la ruine est là.
Martin a dû vendre la librairie qu’il tenait à Sternberg. Il a rassemblé les maigres économies pour ouvrir une boutique de fleuriste. C’est un homme cultivé, discret et inquiet, à qui son fils échappe. Seuls les unissaient les leçons de mathématiques que le père donnait au lycéen, et qui créaient la complicité. Le roman est l’histoire d’une redécouverte, voire d’une réconciliation, puisque grâce à Madeleine, Théo apprend à connaître ce père qui semblait un figurant.
Mais si Théo se distingue, c’est parce que c’est un homme libre, à tous égards. D’abord, il évite ces haltes dans les camps de réfugiés, les discussions avec des survivants souvent blessés, remplis d’amertume ou du désir de vengeance. Il évite les querelles, sauf quand un homme le provoque et qu’il le repousse violemment. L’homme en question n’accepte pas que Théo aille dans le monastère où serait sa mère ; pour lui les chrétiens sont responsables de ce qui s’est passé et Théo trahit. Mais qu’est-ce que trahir, sinon, comme l’écrit ailleurs Kundera, s’élever, « être tiré de ». Théo s’élève en choisissant de marcher sur la crête, dans les collines désertes plutôt que dans les plaines encombrées. Il s’élève en refusant de juger brutalement, arbitrairement, et de s’enfermer dans des carcans idéologiques. Pour qui a lu Le garçon qui voulait dormir, les liens ou parallèles sont clairs. Mais on songe aussi, en lisant ce roman, à La trêve, de Primo Levi, l’un des plus beaux textes sur ces mois de la Libération. Levi rend l’allégresse qu’Appelfeld n’évoque jamais, mais tous deux se montrent libres de toute attache, de tout apriori. Ils observent, ils écoutent, ils parlent peu mais sont portés par l’élan vital, indispensable après tant d’horreur et de souffrance.
Le roman fait constamment alterner passé et présent. Le souvenir est doux, comme feutré et l’écriture si sobre, si précise du romancier contribue à rendre cette paix qui envahit le héros quand il dort, rêve, et se souvient. Non que tout soit joyeux ou heureux. Les menaces demeurent, l’inquiétude pour le lendemain, le surgissement de la violence. Le retour final réveille les pires images, celle des confiscations des biens, des rafles, de l’hostilité soudaine des habitants, voisins paisibles et chaleureux jusque là. Ce sont quelques traits, une esquisse, suffisante pour signifier l’horreur. Mais la présence de la mère, l’évocation de sa beauté aussi bien physique qu’intérieure suffisent à donner sa lumière à ce roman d’une surprenante clarté.