Sebastian Barry est à la fois poète, dramaturge et romancier. Comme d’autres écrivains irlandais de sa génération – Colm Toibin, Roddy Doyle, Anne Enright – il a remis en question les versions convenues de l’histoire irlandaise en plaçant au centre de son œuvre les individus qu’elle a marginalisés ou condamnés.
Sebastian Barry, Des jours sans fin. Trad. de l’anglais (Irlande) par Laetitia Devaux, Gallimard, 259 p., 22 €
Ainsi, depuis 1982, Sebastian Barry met en scène les familles Dunne et McNulty, et grâce à elles il aborde les événements importants de l’histoire irlandaise du XIXe et XXe siècles ; son dernier roman, Des jours sans fin, poursuit cette entreprise tout en délaissant un propos purement irlandais pour un thème ici, disons, diasporique puisque le héros du livre émigre très jeune aux États-Unis et devient acteur de l’histoire américaine du milieu du XIXe siècle.
La tâche que l’auteur s’est donnée a souvent été celle de raconter des existences irlandaises allant à contre-courant des grands mouvements ou des récits historiques de la nation et de montrer les effets de ceux-ci sur elles. Le thème est intéressant mais la bienveillance de l’auteur pour des vies pour le moins grevées par de mauvais choix (réinventées à partir de celles de membres de sa propre famille), a pu déconcerter. En effet dans ses pièces comme dans ses meilleurs romans (Un long long chemin, Les tribulations d’Eneas McNulty), sa méfiance vis-à-vis d’une prise en compte du politique frise parfois le révisionnisme historique, l’entraînant presque dans une caricature de la lutte républicaine ou même une complaisance pour les loyalistes et les peu ragoûtants Black and Tans. Aux yeux de Barry, champion de la neutralité, la force des circonstances et le poids du destin sont les facteurs qui déterminent la vie humaine. Et donc l’auteur se fait fort de sauver n’importe lequel de ses personnages du verdict de l’histoire et de renvoyer dos à dos, dans le cas irlandais, ceux qui luttaient pour l’indépendance et ceux qui s’y opposaient. Tels sont les miracles qu’il parvient à accomplir avec une plume souvent éblouissante.
Dans Des jours sans fin, sa tâche n’est pas entièrement celle-là car le livre, on l’a dit, ne s’intéresse pas aux conflits de l’histoire irlandaise mais aux atrocités du XIXe siècle américain : le massacre des Indiens et la guerre de Sécession. Les intentions de Barry n’y sont pour autant pas entièrement différentes puisque, créant une nouvelle fois un héros malmené par le sort mais d’une séduisante humanité, il réaffirme l’inéluctable de l’Histoire (« les vérités s’affrontent. Ainsi va le monde »), et suggère comme fondation de soi une ouverture à l’amour et à la beauté du monde naturel.
Le héros narrateur des Jours sans fin est un certain Thomas McNulty, natif de Sligo, dont Barry ne se démarque pas et à qui il donne une éloquence verbale au dessus de celle qui pourrait être raisonnablement la sienne (choix littéraire parfaitement défendable et bonne stratégie de captatio benevolentiae). Celui-ci, âgé de treize ans doit, après la mort de sa famille décimée par la grande famine de 1845-1949, s’embarquer pour l’Amérique. Au Nouveau Monde, il est partout traité en misérable « vermine irlandaise », mais parti vers le Missouri il y rencontre un jeune américain, John Cole, aussi famélique que lui et qui devient « son compagnon pour la vie », lui donnant pour la première fois de son existence « l’impression d’être humain ». Ils deviendront dans le roman d’attendrissants partenaires, puis, à mi-parcours, les parents adoptifs d’une jeune indienne, Winona, rescapée d’un massacre auquel ils ont eux-mêmes participés. Mais auparavant, ils auront exercé l’emploi de danseurs – ou plutôt de danseuses – dans une ville minière, jusqu’à ce que, trop poussés en graine pour fournir une acceptable illusion de féminité sur la piste de danse, il leur faille trouver d’autres moyens de subsistance. L’armée, avide de soldats, les leur fournira. Les voilà donc participant aux guerres contre les Indiens et contre le Sud, connaissant mille aventures, frôlant la mort, avant de trouver pour finir, semble-t-il, un domestique bonheur à trois (John, Thomas, Winona) dans une ferme du Tennessee.
Les années sous les drapeaux des deux jeunes gens, qui forment la partie centrale du livre, permettent au roman un déploiement de descriptions de paysages et de scènes « d’action » : marches dans les Grandes Plaines, chasses aux bisons, batailles, tueries. Chaque épisode est traité avec le mélange d’imagination mousseuse ou diaprée et de brutalité schématique ou bizarre qui font de Barry un maître de la prose. Il y écrit là « comme un ange » suivant la formule d’un de ses collègues écrivains, Frank McGuiness, qui pourrait être très banale si la comparaison n’attirait pas – par omission – l’attention sur le fait que l’angélisme de Barry fait bon ménage avec l’abominable, ou même que son opulence imaginative semble surtout s’épanouir dans un contraste entre richesse de forme et cruauté du contenu. C’est certes une tradition irlandaise déjà à l’œuvre chez Synge, Joyce ou O’Casey mais c’est aussi une fin de recevoir à un réalisme trop exigeant en matière de considérations historiques, psychologiques ou de conformité factuelle.
L’atmosphère est donc celle d’un conte parfois horrible parfois charmant dans lequel Thomas McNulty, témoin et perpétrateur d’abominations (toujours dans son cas tenues à distance par le texte), demeure le plus aimable des garçons, insoumis aux préjugés de genre et de race, capable aussi bien de « tirer son sabre comme un médecin extrait une épine » pour fendre en deux l’adversaire, que de vivre en harmonie et en jupons aux côtés de John.
Ainsi, massacreur récalcitrant ou amant et « mère » ingénus, Thomas poursuit son chemin de soldat, d’ami du genre humain et de la grande nature. Tout cela pendant que « le Temps … s’en lave les mains » et continue « d’avancer d’un pas lourd… pour le coup suivant. » Le lecteur tiendra volontiers compagnie à Thomas, John et Winona sur la piste fulgurante tracée par la plume de cet « ange » de l’écriture qu’est Sebastian Barry.