Pourquoi la lutte du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) fascine-t-elle autant les médias occidentaux et une partie de la gauche européenne ? Depuis la fin des années 1990, on voit de temps en temps à la télévision des colonnes de combattantes traverser un décor montagneux, parfois danser et chanter à la lueur d’un feu de camp. Et depuis 2014, le nombre des productions audiovisuelles, journalistiques et littéraires traitant de l’organisation et surtout du rôle de ses militant.es sur les théâtres irakien et syrien a explosé. Le PKK est plus que jamais présent dans nos yeux et nos esprits. Et pourtant que sait-on de lui et de son histoire ? Comment percevoir le PKK au-delà de ce qu’il donne à voir ?
Mylène Sauloy, La guerre des filles. Arte, 2017
Daphné Roulier, Les amazones de Raqqa. L’effet papillon, Canal +, 2017
Stephen Bouquin, Mireille Court et Chris Den Hond (dir.), La commune du Rojava. L’alternative kurde à l’État-nation. Syllepse, 208 p., 18 €
Olivier Grojean, La révolution kurde. Le PKK et la fabrique d’une utopie. La Découverte, 256 p., 17 €
L’exil et l’arrestation médiatisée en 1999 du leader du PKK, Abdullah Öcalan dit « Apo », par les services turcs, puis les réactions des Kurdes d’Europe à celle-ci, ont été décisifs dans la mise au jour de cette mouvance politique peu connue. De 2000 à 2010, où un PKK en phase de recomposition organisationnelle et idéologique semble vaguement négocier une sortie de crise avec le gouvernement central turc de Recep Tayyip Erdoğan, les projecteurs occidentaux ne sont plus tournés vers les maquis kurdes. Il faudra attendre l’assassinat à Paris en janvier 2013 de trois militantes et cadres du PKK et la résistance militaire de ce dernier à l’avancée de l’Organisation de l’État islamique à Kobane (Ayn al-‘Arab) en Syrie et dans le Sinjar en Irak, à partir de 2014, pour voir exploser le nombre des productions audiovisuelles, journalistiques et littéraires sur les militants du PKK. Pour la plupart, ces productions ont du mal à rendre compte d’une situation complexe où se mêlent l’adhésion sincère des militants kurdes à un discours relativement irénique sur l’autogestion, le féminisme, l’écologie, le communalisme égalitaire au sein de l’organisation et la structuration militaire et centraliste de celle-ci. Elles relèvent même parfois de la promotion pure et simple de son action. Je m’attache ici à présenter un éventail non exhaustif de ces œuvres de natures et de contenus extrêmement divers. Parmi tous les reportages, documentaires, romans graphiques qui nous sont parvenus depuis 2013, il est difficile de faire le tri. Je prendrai deux cas emblématiques de ces productions.
Le film La guerre des filles de Mylène Sauloy part sur les traces de bataillons des YPJ (Yekînên Parastina Jin), unités militaires féminines de la branche syrienne du PKK, le PYD, engagées dans la guerre contre Daesh au Sinjar et au Rojava. Le film a le grand mérite de rappeler une part de l’histoire de l’engagement des femmes au sein de l’organisation et notamment celui de Sakine Cansiz, une des militantes assassinées à Paris en 2013, dont le rôle dans le tournant « féministe » du PKK a été déterminant. La militance sur la longue durée de ces femmes dans les prisons turques et les maquis d’Irak présente une expérience et une maturation idéologique multiformes de l’engagement féminin. Un passage intéressant du film montre en 1997 une séance publique avec Sakine Cansiz, dans une attitude assez contrainte face au leader du PKK, où, lui donnant du « mon président », elle affirme souhaiter s’engager pour la liberté. Abdullah Öcalan commente : « Cela peut s’expliquer par la volonté des femmes et leur modestie. […] Inventer une femme libre c’est le but de ma vie ». Le point de vue présenté ici est aux antipodes d’un féminisme revendicatif qui aurait contesté cette forme de paternalisme. La narratrice indique cependant sans ciller : « Sakine alias Sara, reçoit le soutien sans faille du président Abdullah Öcalan qui a fait sienne cette volonté émancipatrice des femmes ». Par ailleurs, La guerre des filles ne cesse de nous rappeler naïvement que les combattantes du PKK se seraient auto-organisées pour venir à bout de l’Organisation de l’État islamique et du patriarcat régnant dans la région. Une voix off aussi enthousiaste que peu instructive psalmodie : « Révoltées contre la violence masculine, elles ont décidé de changer le cours de l’Histoire ».
Dans Les amazones de Raqqa, le ton se fait plus nuancé. Même si l’angle est similaire, on n’y retrouve pas l’impression que le PKK ou les Forces démocratiques syriennes (FDS), la coalition qu’il dirige en Syrie, se résument à un mouvement armé de femmes contre la domination masculine. Le film fait la part belle aux combats menés par une unité de femmes yézidies pour la prise de la ville de Raqqa. Incrédule, la journaliste explique : « Ces recrues féminines sont mises en avant par les Kurdes pour séduire l’Occident ». Puis les journalistes montrent la vie quotidienne et la mise en place d’institutions nouvelles et de mécanismes politiques originaux. Un stage mixte de formation pour étudiants s’y déroule. « Pour ces étudiants de Raqqa et alentours, finis les appels au Jihad. Désormais les profs parlent de droit des femmes et de collectivisme, à la sauce PKK, le parti marxiste kurde ». Ce sarcasme constant dénote la distance des journalistes qui souhaitent voir autre chose que ce que le PKK donne à voir.
Assez rare, cette perplexité affichée est-elle satisfaisante ? Le PKK est-il un mouvement progressiste et féministe, ou une organisation qui se sert de l’engagement de combattantes pour communiquer ? Le PKK est-il marxiste ? Est-il nationaliste kurde ? Quelles différences et quels liens existent entre les différentes factions kurdes ? Le format du reportage ne permet pas toujours d’entrer dans ces détails. Les écrits sont parfois plus convaincants.
L’ouvrage collectif La commune du Rojava a l’honnêteté de se présenter comme militant. Dans une préface fervente (« Le Kurdistan libertaire nous concerne ! »), Michaël Löwy décrit les vertus du mouvement (anticapitalisme, écologisme, féminisme, démocratie participative) et nous invite à le défendre face aux multiples dangers (la Turquie, le jihadisme, Bachar el-Assad). Il semble solliciter notre indulgence : « Comment mener une guerre contre des adversaires impitoyables en respectant les droits de l’Homme et les populations civiles ? ». Les entorses aux droits de l’Homme et à la démocratie pourraient-elles se justifier par l’adversité du contexte ?
La gêne diminue si l’on considère La commune du Rojava comme un ouvrage plus programmatique que descriptif ou analytique. Entre les militants kurdes et occidentaux, on trouve parmi les auteurs des intellectuels de très haut vol, dont Immanuel Wallerstein. Le sociologue américain produit un article généraliste sur la crise du système-monde capitaliste à l’origine d’une situation chaotique. Il y prédit la fin de ce chaos et l’émergence d’un ou deux nouveaux systèmes mondiaux : « un qui reproduira les pires caractéristiques du capitalisme (hiérarchie, exploitation et polarisation) dans une nouvelle forme non capitaliste ou un qui sera pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, relativement démocratique et relativement égalitaire. Il n’y a pas d’issue intermédiaire ». Dans cet article, pas un mot sur le PKK ou le Rojava, mais l’idée que dans cet Armageddon politique et économique le mouvement kurde se trouverait certainement du côté des forces du bien. Plus explicite, Kristel Cuvelier transmet sans varier les éléments de la mise en place par le PYD du confédéralisme démocratique inspiré par la pensée d’Apo : « il n’est plus favorable à la création d’un État-nation kurde indépendant, mais plutôt de communautés démocratiques de base confédérées, au sein desquelles d’autres populations, non kurdes, auront leur place ». Elle nous renseigne ensuite sur le fonctionnement organique du système mis en place avec la création « d’innombrables communes » constituées de dizaines de familles se réunissant de temps à autre pour traiter « des sujets comme les affaires sociales, la jeunesse, les droits des femmes, la résolution de conflits, l’autodéfense, l’environnement et l’économie ». Yann Renoult évoque, lui, son séjour à Makhmour en Irak dans un camp de réfugiés kurdes de Turquie. Il se livre au même exercice de description du système. Mais on ne trouve dans ces deux articles aucune expérience palpable de la prise de décision, aucune historicisation de ce fonctionnement. On note surtout une très suspecte absence de critiques ou de propositions d’amélioration.
L’étude du programme du PKK pose de nombreuses questions sur notre rapport à la démocratie. Maintes fois soulignée, la présence de mécanismes électoraux et d’une représentation aux plus bas niveaux est présentée comme un gage de démocratie en soi. La volonté de créer un espace politique constitué de micro-conseils permettant de « faire remonter les problèmes » n’est pas une nouveauté : expérimenté notamment au Chiapas par les zapatistes mexicains, il s’est trouvé également au cœur de systèmes politiques beaucoup plus autoritaires, à l’instar de la Jamahiriyya du colonel Kadhafi en Libye. Ces derniers ont tout à fait compris l’intérêt, en situation de maintien d’un parti unique, de ce fonctionnement. Il permet de neutraliser le champ tout en prévenant l’émergence de forces politiques concurrentes. En matière de démocratie, la question cruciale n’est ni la constitution ni l’architecture du système électoral, mais la fluidité du débat politique, la protection de l’expression politique contradictoire et la liberté de pétition. Par ailleurs, la répression des adversaires politiques et l’exclusion des partis kurdes concurrents du champ politique du Rojava ne permettent pas de qualifier cette expérience de démocratique, et encore moins de libertaire. Indiquons l’un des slogans les plus en vogue au Rojava : « bê serok jiyan nebê » (« sans chef il n’y pas de vie possible »). Inutile d’épiloguer sur ce que penseraient de cette assertion les précurseurs des idées sociales-libertaires. Ces quelques remarques ne préjugent en rien de l’attachement des militants du PKK à la démocratie et des évolutions possibles de la situation politique au Rojava. Les auteurs de La commune du Rojava, affirmant avec honnêteté leur point de vue, semblent cependant éblouis par le feu révolutionnaire qui y brûle.
Tentant d’appréhender l’histoire du PKK, Olivier Grojean propose un ouvrage assez complet et très prudent, en décalage avec son titre : La révolution kurde. Le PKK et la fabrique d’une utopie. L’auteur évacue très vite la question de savoir si une révolution était en marche : « La mise en pratique de cette nouvelle idéologie [le confédéralisme démocratique] au Kurdistan de Turquie et au Rojava a donné l’impression que les choses changeaient rapidement et concrètement […] Selon certains commentateurs, on assisterait donc aujourd’hui à la réalisation d’une utopie en acte, à une véritable ‟révolution kurde” ».
Le PKK se voit comme révolutionnaire parce qu’il est en rupture avec les ordres politiques et sociaux produits à la fois par les États centraux (turc, irakien, syrien) et par une société kurde perçue comme féodale et patriarcale. Et cela dès sa création (1978), lorsque, animé par une culture marxiste-léniniste et nationaliste kurde, il contestait violemment l’autorité de l’État turc, celle de ses relais kurdes locaux ou écartant les mouvements politiques de gauche kurdes ou turcs à peu près analogues. Le PKK joue à nouveau la rupture idéologique en 1998, en rejetant en partie les idées fondatrices du mouvement hors de son arsenal discursif, au profit d’une adaptation locale des principes du socialisme utopique de l’intellectuel américain Murray Bookchin.
La première partie du livre retrace l’histoire du mouvement national kurde en Turquie et ses développements dans les années 2000 après l’arrestation d’Apo. Généraliste mais ardue, cette partie décrit avec clarté l’émergence du PKK dans son environnement turc. On y perçoit les scissions, les conflits au sein de la gauche turco-kurde. On y apprend notamment qu’Abdullah Öcalan est devenu un militant de la gauche kurde au sein des DDKO (les foyers culturels de l’Est) puis cofondateur du PKK, « après avoir été attiré par des idées religieuses et conservatrices ». L’expérience syro-libanaise et l’exil des années 1980-1990, de même que l’organisation de la diaspora, sont bien montrés.
On déplorera cependant que cet intérêt pour l’évolution historique du mouvement n’ait pas permis de répondre de manière satisfaisante à certaines questions, dont celle de la nature du PYD et du PKK. En effet, Olivier Grojean n’ose sauter le pas face à l’évidence de leur identité. Sa présentation consciencieuse des divers noms actuels et passés du PKK (Kongra-Gel, Kadek), de ceux de ses diverses organisations sœurs (PYD, PJAK, PCDK), des institutions militaires (HPG, YPG, YPJ, etc.) ou civiles (KCK), sans parler de la multitude des associations et académies, pose la question de leur maintien et de leur autonomie. D’aucuns voient dans les plus récents labels des coquilles vides plus qu’une solide construction politique. D’autres ne cessent de louer l’avancée qu’ils constituent sur le chemin de la libération des Kurdes ou des sociétés du Moyen-Orient. On suggérera que ce « fétichisme » institutionnel permet de rendre le mouvement relativement insaisissable, en perpétuelle transformation, présent sans cesse et de manière variable. C’est cette occupation de l’espace physique et mental kurde qui a permis entre autres l’incroyable résilience du PKK. Cet activisme institutionnel nous mène à questionner le rejet affiché par l’organisation de la construction étatique. L’expérience du Rojava est-elle vraiment une alternative à l’État-nation ou simplement une étape prudente sur la voie de son avènement ? Annoncée par nombre de commentateurs, la sortie de l’ère de l’État-nation ne semble pas encore avérée dans les mondes kurdes. Pourquoi le PKK et ses militants, formés dans les années 1980-1990 dans cette perspective, échapperaient-ils à cette aspiration ?
Le parti aurait « engendré un monde partisan singulier, une mouvance associative extrêmement large », écrit Olivier Grojean, mais il n’en étudie pas assez les interactions. Alors qu’il expose la longue expérience historique des gauches turco-kurdes et les multiples apports idéologiques en son sein, le PKK serait l’initiateur exclusif des propositions formulées au sein de la mouvance kurde de Turquie et de Syrie. Or, il peut être tout autant l’inspirateur de la mouvance kurde que le produit sans cesse recomposé de celle-ci. Reste entière la question des relations des sociétés kurdes et moyen-orientales au parti qui se veut à la fois la société elle-même (ou une contre-société) et son avant-garde.
Olivier Grojean restitue de manière limpide l’histoire et le projet du PKK, asséné à coup de dizaines de milliers de pages par son leader en captivité. Il étudie également l’émergence et le développement de trois thématiques du confédéralisme démocratique au sein du PKK avant et après 1998 à la fois dans les textes et sur le terrain : les tentatives de mise en place d’un programme économique, la question écologique et la question féminine. Elles constituent des constantes du discours et des pratiques du PKK depuis sa création. Après avoir combattu le colonialisme économique de l’État central turc, le PKK souhaite devenir acteur de la transformation économique à travers des initiatives coopératives dont l’auteur reconnaît à la fois le mérite et la relativité. La question écologique trouve quant à elle peu d’application concrète dans les zones sous administration PKK. Olivier Grojean signale l’interaction entre ces thèmes, et la centralité discursive de la question féminine : les coopératives sont surtout des coopératives de femmes, et le respect de l’environnement doit entrer en résonance avec un ordre matriarcal retrouvé. L’insistance sur la gestion paritaire à tous les niveaux montre la prégnance de ce sujet pour le PKK. Ses objectifs ne se limitent pas à l’établissement d’une structure militante efficace dans la conquête du pouvoir. Quelles que soient les motivations ou les postures tactiques, l’épaisseur politique et idéologique que l’organisation souhaite se donner aura des conséquences inéluctables, autant positives que négatives, dans l’ensemble de la société.
Olivier Grojean nous permet également de prendre connaissance d’une bibliographie actualisée et met au jour une nouvelle génération de chercheurs spécialistes du terrain kurde (Yohanan Benhaïm, Julien Boucly, Sarah Guillemet, Arthur Quesnay etc.). Cet ouvrage, en français la synthèse la plus complète sur le sujet, est donc une invitation à rester attentif au phénomène PKK dans toutes ses déclinaisons, en se gardant de le réduire à une organisation purement militaire dénuée de dynamique idéologique comme à une commune idyllique où tous les possibles de l’émancipation seraient à l’œuvre.