Le narrateur du roman de Sara Baume – on devine qu’il s’appelle Ray – parle à son seul compagnon, le chien borgne One Eye : deux êtres de misère dans une Irlande qui va trop vite et efface leurs repères, deux estropiés de la vie, marginaux, libres comme l’air qui souffle de la baie fauve, et prisonniers de leur étrange et douloureuse amitié.
Sara Baume, Dans la baie fauve. Trad. de l’anglais (Irlande) par France Camus-Pichon. Noir sur Blanc, coll. « Notabilia », 300 p., 19 €
Les faiblesses – rares – du premier roman de Sara Baume se font oublier dans la trame d’un récit insolite et attachant à la fois. Roman à la deuxième personne, One Eye étant l’interlocuteur premier de Ray, le second étant le lecteur. Ce n’est pas nouveau. Ce qui l’est, par contre, c’est le rapport entre l’homme et l’animal car, en dehors du chien, Ray n’a personne à qui parler. Il est « bizarre », disent les gens qui s’écartent de lui et descendent dans le caniveau pour l’éviter, comme s’il était revêtu d’une combinaison de cosmonaute.
Un an, quatre saisons, quatre chapitres, d’où le titre original, Spill Simmer Falter Wither : un peu compliqué, non ? Un homme seul, sans la moindre complaisance pour lui-même : « J’ai cinquante-sept ans. Trop vieux pour prendre un nouveau départ, trop jeune pour baisser les bras. » On ne connaîtra que son prénom, et encore de façon indirecte : première syllabe du mot rayon. Le père s’appelait Robin, sans doute. Un homme qui affiche sa laideur : pieds de cul-terreux, rotules calleuses, yeux larmoyants, tresse crasseuse sur un dos voûté. Sa maison est à son image, une maison qui lui vient de son père, et dont il dresse l’inventaire détaillé, sans doute pour nous mettre dans le bain. Chaque pièce y passe, et ce n’est pas joli ; chaque pièce, sauf celle du fond du couloir – « interdiction d’entrer dans cette pièce, compris ? » –, d’ailleurs un épais bourrelet en calfeutre la porte. La pièce du mystère pour ainsi dire, on n’en dira pas davantage, sauf qu’elle contient une trappe et une échelle pour monter sous les combles où les rats ont niché, et que le mystère n’est pas joli non plus, pas du tout. Quelque chose de « gothique » dans ce récit : pièce close dans la maison close, dans un village clos peuplé « d’ornithologues amateurs et de flâneurs, de vieillards, d’alcooliques, d’hommes en salopettes vives ». Claustrophobie, rejet, isolement. Comme dans Le garçon boucher, 1996 (Patrick McCabe, The Butcher Boy, 1992), autre histoire douloureuse de mise à l’écart.
Rien d’étonnant à ce que le narrateur se trouve un compagnon à son image, un ratier éborgné par un blaireau, qui a bien besoin de ce « maître compatissant » exigé au refuge. Un chien d’une rare laideur, cou trop court, gueule trop grande, qui évoque vaguement un vison ou un chat de gouttière, ou plutôt rien du tout, « un trou dans l’espace ». Un compagnon pour exorciser la peur. Car Ray a peur de tout, des autres, des enfants surtout, de sortir seul : alors il reste immobile comme pour se rendre « invisible ». Son chien devient son double : « Parfois je perçois ta tristesse, la même que la mienne », terrible tristesse qui « roule le monde dans la suie ».
Ray ne vit pas avec les gens mais avec les livres. Il cite Le club des cinq – mais One Eye n’est pas Dagobert – ou Silas Marner de George Eliot. Ce n’est pas un hasard : la vie de Silas est transformée lorsqu’il trouve une fillette abandonnée, comme le sera celle de Ray par l’adoption de One Eye. La compassion est le plus efficace des recours contre la solitude. Mais One Eye n’est pas facile : il attaque d’autres chiens, blesse un un shih tzu, la police s’en mêle, il faut fuir. Errance automnale dans la vieille guimbarde, nouveau foyer des deux fugitifs, entre des bourgs oubliés au milieu de nulle part, sur des routes où gisent des créatures mortes, tas de viande en charpie, galettes desséchées, impossibles à identifier, « éviscérées et décapitées, lobotomisées et éventrées ». On comprend que Ray se sente « animalisé », en proie à une nouvelle sauvagerie : on s’arrête près d’un cygne blessé parce qu’il « ressemble à une robe de mariée », mais on n’a aucun égard pour le choucas, parce qu’il ressemble à « un sac-poubelle ». C’est comme ça qu’on juge « la valeur d’une vie ». Et la radio explique qu’il faut protéger les animaux. C’est clair, il y a deux sortes d’animaux, il y a deux sortes de créatures : celle du docteur Frankenstein – elle est laide, donc maléfique – ne suscite qu’horreur et répulsion.
Avec une étonnante maîtrise, Sara Baume évoque la profonde empathie qui lie Ray et le chien, et qui devrait lier les hommes et les animaux. Les deux éclopés, le boiteux et le borgne, sont en outre de plain-pied avec le monde naturel qui les entoure. Un bord de mer, sans doute à l’est de Cork, une raffinerie et une centrale électrique, mais au milieu « une réserve naturelle ». Et puis les longues déambulations dans la campagne, les falaises constellées de scabieuses, « les eaux fauves de Tawny Bay », une petite plage sauvage « hostile aux vacanciers », et la splendeur de l’automne. Tout est prétexte à inventaires minutieux, poétiques, où les mots précis, savants, se bousculent, comme si le réel risquait de se désagréger avant que Ray n’ait eu le temps de le décrire. Une belle voix que celle de Sara Baume, une langue pleine de vie, de saveurs, d’odeurs surtout, bonnes ou mauvaises, d’amour pour les bêtes et les êtres blessés comme pour les arbres, les fleurs, les mouvements de la mer et la dérive des nuages au-dessus des eaux. « Une folie de détails », certes, mais une folie bienfaisante, grâce à laquelle le paumé hirsute et le clébard teigneux, tous deux étrangers à la folie consommatrice, sont à l’image d’un univers d’une infinie prodigalité.