Voici un livre curieux. Le sous-titre, « De si bons camarades », interpelle. On s’interroge : ironie ou pas ? Puis on tombe sur une phrase qui ne peut manquer d’intriguer : « Staline se révéla un patron loyal vis-à-vis des membres de son équipe, même si ces derniers, avec des parents et des collaborateurs de confiance tombant autour d’eux comme des mouches, ne pouvaient en être tout à fait sûrs. »
Sheila Fitzpatrick, Dans l’équipe de Staline. De si bons camarades. Trad. de l’anglais par Jacques Bersani. Perrin, 448 p., 25 €
Un patron loyal, vraiment ? Il poussa au suicide l’un de ses plus vieux camarades, Sergo Ordjonikidzé, après avoir fait fusiller son frère Papoulia, accusé de sympathies « trotskystes » imaginaires, parce que ledit Sergo refusait d’adhérer au bluff de Staline qui transformait en « sabotages trotskistes » toutes les avaries provoquées par une industrialisation menée à un rythme forcené. Et Molotov, son fidèle second ? En 1949, il fait exclure du parti sa femme, Paulina Jemtchoujina, juive, puis la fait exiler au Kazakhstan. Lors du vote au bureau politique sur son exclusion, Molotov s’abstient puis, se méfiant de son si loyal patron, corrige son vote en un vote pour. En 1938, Staline fait envoyer pour quinze ans au goulag la femme du chef théorique de l’État, Kalinine, un vieux membre de son clan ; il fait aussi plus tard jeter en prison l’épouse de son vieux complice Andreiev, Dora Khazan. Son docile et enthousiaste fidèle Lazare Kaganovitch a le plaisir de voir son frère Mikhaïl poussé au suicide en 1941 après avoir été accusé d’être un agent nazi (fine invention pour un juif !). Son fidèle Mikoïan subit un sort à peine meilleur. Début 1942, deux de ses cinq fils sont arrêtés, accusés de complot avec les nazis alors aux portes de Moscou… et libérés sans autre explication quelque huit mois plus tard, après avoir ainsi exercé bien involontairement une lourde pression sur leur père. Faut-il ajouter à la liste son vieux camarade de jeunesse Abel Enoukidzé qu’il fait fusiller en 1937 pour le punir des bavardages jugés antisoviétiques des femmes de ménage du Kremlin dont il assure alors la gestion.
Sheila Fitzpatrick ajoute d’ailleurs à sa phrase quelque peu énigmatique : « La peur de Staline ne fut pas le seul lien qu’ils eurent entre eux, mais elle ne les quitta jamais, une fois passées les premières années. » Comme on le voit et comme disait l’autre, un individu bien déloyal, ce monsieur loyal. L’autrice pourtant ajoute un peu plus loin : « La façon dont Staline fut amené à exclure l’amitié de la politique (en liaison avec son combat contre Boukharine) ne devrait pas être prise trop au sérieux. L’amitié compta beaucoup pour lui et au début ce fut l’un des éléments qui contribuèrent à cimenter son équipe. Tout changea après la mort de Kirov (en 1934) et celle d’Ordjonikidzé en 1936 » (en 1937 en réalité, mais cela importe peu). Si son implication dans l’assassinat de Kirov n’est pas prouvée, en revanche, on l’a vu, il porte l’entière responsabilité du suicide d’Ordjonikidzé. L’amitié n’était plus qu’un leurre depuis longtemps.
Staline, on le sait, a été un grand amateur et un grand fabricant de procès truqués portant contre leurs victimes les accusations les plus invraisemblables suivies le plus souvent de la mort des accusés. Selon Fitzpatrick, « il aimait ces procès qui lui permettaient (après tout c’était un ancien poète) de donner libre cours à sa créativité ». Un poète ? La douzaine de petits poèmes naïfs et sentimentaux qu’il écrivit dans sa jeunesse de séminariste permettent difficilement de lui reconnaître cette qualité. Mais surtout la créativité que révèlent les procès truqués dont il relisait, corrigeait, amendait minutieusement les dépositions arrachées aux accusés est extrêmement modeste : agents des impérialistes (dont la liste change en fonction des besoins de sa diplomatie), saboteur trotskiste, espion, terroriste, auteur de projets d’attentat contre le grand Staline, empoisonneur de puits ou de troupeaux. À cela se limite à peu près sa « créativité ».
Cela étant, le tableau que dresse Sheila Fitzpatrick de l’existence et de l’activité du petit noyau fissuré au fil des années qui entoure Staline est, malgré ces étrangetés, assez bien documenté et vivant. Il pose néanmoins un problème plus général que les remarques sur la loyauté flexible de Staline ou sa créativité poétique douteuse. Pour quoi se battait donc cette équipe ? Pour Sheila Fitzpatrick, la réponse est simple : « Ils se satisfaisaient pour la plupart d’être les compagnons d’armes de Staline dans cette grande entreprise qui consistait à bâtir le socialisme. »
Elle le répète : « Staline était l’homme dont la révolution avait besoin après la mort de Lénine. » « Il voulait le pouvoir pour mener à bien des projets révolutionnaires. » Ses opposants ne valent d’ailleurs pas grand-chose : « Trotski resta le même : des provocations ». Le contenu politique de son opposition reste mystérieux. Staline et son équipe voulaient donc « bâtir le socialisme », vraiment ? Prenons un exemple dont l’auteur ne dit mot. Le 19 décembre 1947, le mois même où il vote une réforme monétaire qui ruine une bonne partie de la paysannerie qui avait tiré quelques maigres profits de la vente de sa production individuelle pendant la guerre, le bureau politique du Parti communiste de l’URSS prend une décision politique d’une grande importance… pour ses membres. Il vote l’attribution à ses propres membres titulaires et suppléants de voitures très confortables : Staline, deux Packard, une Tatra ; Molotov, une Packard, une Chrysler, une ZIS-110 ; Beria, une Packard, une Mercedes, une Zis-110 ; Jdanov, deux Packard, une Zis-11 ; Mikoian, une Packard, deux Zis-110 ; Kaganovitch, une Packard, une Zis-110, une Zis-110 découverte ; Malenkov, une Packard, une Packard découverte, une Zis-110 ; Vorochilov, une Packard, une Chevrolet, une Ford-8 ; Andreiev, une Packard, une Chevrolet, une Pobeda M-20 ; Boulganine, une Packard, une Cadillac, une Pobeda M 20 ; le secrétaire personnel de Staline, Poskrebychev, se voit attribuer une Cadillac et une Buick ; et ainsi de suite.
C’est la belle vie en un mot, mais pour qui et pour combien de privilégiés d’un égalitarisme à l’envers ? Or, l’année précédente, 1946, marquée par une très mauvaise récolte (40 millions de tonnes de blé) au lendemain des effroyables destructions de la guerre, a vu la famine ravager des régions entières de l’Ukraine et de la Moldavie en particulier. Des cas de cannibalisme son réapparus au pays du socialisme triomphant, et la famine a fait plusieurs centaines de milliers de morts. En 1947, la situation ne s’améliore que lentement. L’écrasante majorité de la population a alors un niveau de vie à peine supérieur à celui des pensionnaires du goulag. Staline n’a pas importé un gramme de blé ; en revanche, il a acheté des voitures américaines de luxe. C’est le socialisme de la nomenklatura bureaucratique parasitaire.