Évocation d’une dictature sans fin

Pendant la dictature brésilienne (1964-1985), les résistants désarmés, arrêtés, emprisonnés et jugés par la justice militaire d’exception étaient moins susceptibles de disparaître que ceux dont la présence dans les prisons clandestines n’avait pas fait l’objet d’un procès. Mais, ayant résisté avec ou sans armes au régime, ils étaient tous des « terroristes » pour les militaires qui avaient implanté le terrorisme d’État.


Guiomar de Grammont, Les ombres de l’Araguaia. Trad. du portugais (Brésil) par Danielle Schramm. Métailié, 240 p., 18 €


Le fait d’avoir été invité chez lui par des hommes de la dictature pour l’emmener à un interrogatoire n’a pas empêché la disparition de l’ancien député Rubens Paiva, en 1971. Vu pour la dernière fois dans le centre d’interrogatoires de l’armée de l’Air, à Rio. Mort sous la torture, selon plusieurs témoignages, sa disparition a été attribuée par les militaires à une action des « subversifs » survenue pendant un transfert.

D’autres résistants, ceux-là bien armés et décidés à déclencher une guérilla en Amazonie, dans la région du fleuve Araguaia, ont connu le même sort que Paiva : ils ont disparu, après avoir été tués par les militaires qui ont mobilisé dix mille hommes pour combattre ce petit groupe de moins de cent guérilleros. Leurs corps n’ont jamais été rendus à leurs familles. Ils comptent parmi les centaines de disparus de la dictature qui fusillait des combattants faits prisonniers, dans le plus total mépris des conventions de Genève, puisque, considérés comme « terroristes », ils n’étaient pas reconnus comme des combattants de cette « guerre civile » que le Brésil a vécue, selon le général français Paul Aussaresses. Cet ancien de la guerre d’Algérie est parti au Brésil dans les années 1970, en tant qu’attaché militaire de l’ambassade française. En fait, Aussaresses formait en Amazonie, dans le « Centre d’Instruction de Guerre dans la Jungle », les militaires brésiliens aux « techniques d’interrogatoire », euphémisme pour désigner la torture.

Guiomar de Grammont, Les ombres de l’Araguaia

C’est la folle aventure de la guérilla dans la forêt d’Amazonie qui sert de cadre au beau roman de Guiomar de Grammont Les ombres de l’Araguaia, sorti en France dans une remarquable traduction de Danielle Schramm. À partir d’un journal écrit par un des guérilleros puis par sa compagne, nous sommes jetés de plein fouet dans la construction d’un noyau de guérilla. Avec un très grand talent narratif, la romancière introduit le lecteur à l’intérieur de la forêt primaire la plus dense et dangereuse du monde, là où quelques jeunes idéalistes venus du Sud ont voulu déclencher la résistance à la dictature militaire.

Influencés par les écrits de Che Guevara et par son action aux côtés de Fidel Castro, les guérilleros brésiliens faisaient leur entrainement militaire à Cuba où ils s’apprêtaient à réaliser les conditions de la « révolution brésilienne » qui n’a jamais abouti.

« A guerrilha do Araguaia », nom portugais de cette guérilla, avait été conçu par Carlos Marighella, assassiné par la police en 1969. Après avoir quitté le parti communiste, il avait créé sa propre organisation, l’ALN (Action de libération nationale), pour mener des actions de lutte armée.

Guiomar de Grammont, Les ombres de l’Araguaia

Guiomar de Grammont © Carol Reis

Sofia, la sœur de Leonardo, un des guérilleros disparus, ne vit que pour retrouver les traces de son frère qu’elle suppose être l’auteur du récit tombé entre ses mains. Le roman, construit comme un puzzle qui mêle le journal du guérillero et la vie de la famille de Leonardo, suit l’enquête menée par Sofia pour connaître la vérité sur la fin de son frère. Avec sa disparition, il devient une omniprésence désincarnée pour sa sœur, pour le père et pour la mère, écrivaine qui sombre dans la mélancolie après la perte de son fils.

Cela fait plus de trente ans que le Brésil a tourné la page de la dictature avec son cortège de torturés, de morts et de disparus. La reconstruction de la démocratie a été un long chemin après la loi d’amnistie qui a permis le retour de milliers d’exilés politiques.

Néanmoins, le Brésil est le seul des pays sud-américains ayant connu des dictatures sanglantes qui n’a pas puni les auteurs de crimes contre l’humanité, comme la torture et les disparitions forcées.

Le philosophe Paul Ricœur, cité par un des personnages du livre, affirme que « l’amnistie cicatrise par la force, c’est l’oubli imposé, elle induit une sorte d’amnésie collective qui empêche une révision du passé ». Selon Ricœur, l’amnistie empêche le pardon : « Pour qu’il y ait pardon, il faut pouvoir exprimer tout son ressentiment. Seuls la narration et le souvenir, c’est-à-dire la révision du passé, permettraient le pardon. Il faut raconter l’histoire avec les yeux du présent, pour exorciser la douleur ».

À la Une du n° 50