Y a-t-il encore moyen de se mettre en rogne à propos d’un livre ? Oui, quand l’auteur édité est La Fontaine. Le plus opportuniste des jeunes surréalistes et le plus surfait, Aragon, avait bien essayé de le renvoyer à l’académisme supposé des « classiques » au début, particulièrement honteux, du Traité du style (1928), mais l’opération, d’un iconoclasme facile, avait fait long feu, et il n’est personne d’un peu cultivé aujourd’hui qui ne sache le fabuliste immortel.
La Fontaine, Fables et contes. Édition établie par André Versaille. Préface de Marc Fumaroli. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1 497 p., 32 €
La Fontaine ! Seul poète lyrique du XVIIe siècle, seul à avoir chanté l’amour partagé dans des vers à la lettre merveilleux dont l’exaltation mélancolique repose sur la grâce d’une mélodie unique : « Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ? / Que ce soit aux rives prochaines… » Sur une langue si limpide, et pourtant chargée encore de toute la richesse du français de la Renaissance, que les pisse-froid de la monarchie dite absolue châtraient de son temps, appauvrissaient et desséchaient afin de la maintenir dans les barbelés de la bienséance.
Aussi une nouvelle édition, accessible à tous, de l’ensemble du corpus, et reposant sur un principe chronologique qui permet d’avérer la non-règle que le poète lui-même s’était choisie : « Diversité, c’est ma devise », ne peut-elle en principe que réjouir l’inconditionnel d’un auteur toujours méconnu sous certains de ses aspects, celui du pouvoir critique de son œuvre notamment.
Critique, ou disons plutôt subversif, tant la verve du courtisan épris de liberté mais fidèle en amitié, qui avait choisi Fouquet contre Louis XIV (Fouquet paya sa richesse et son faste de l’internement à vie), ne cesse de s’exercer avec férocité à l’égard de la cour du Roi-Soleil caricaturé en lion cruel, vaniteux, et souvent stupide.
Or la dimension politiquement dissidente de La Fontaine fait tout l’objet de la préface de Marc Fumaroli, impeccablement argumentée et fort bien rédigée, dans un style alliant agrément et rigueur qui prouve que, même à l’Académie française, il reste des gens qui savent écrire autrement qu’en jargon universitaire, n’abusent pas de leur immense culture et rendent justice comme il convient au « bonhomme » dans ses joutes qui, étant menées à fleurets plus ou moins mouchetés, n’en sont pas moins de réels combats.
Bref, une préface érudite et passionnante, peu conventionnelle, voilà qui prépare excellemment à des textes admirés depuis l’enfance. On passe donc sans s’y attarder sur l’introduction banale d’André Versaille, sur les réflexions appliquées d’Anatole France concernant la langue de La Fontaine et ses emprunts au savoureux parler de la Renaissance, à Rabelais au premier chef (mais était-il vraiment indispensable de redonner ces laborieuses notules datées ?), tout à la joie attendue de relire les textes eux-mêmes, et pour commencer cet Adonis traitant des amours de la déesse Vénus et de l’adolescent mortel Adonis, pièce de 605 alexandrins par laquelle, en 1658, à 37 ans, La Fontaine conquiert la faveur du richissime surintendant des Finances Fouquet, qui le pensionnera.
On court donc à la page 65, et là, patatras ! 13 vers faux, hideusement faux, par méconnaissance totale de la métrique avec, quand celle-ci est respectée, l’introduction du mot « slang » (à la place de « sang ») de manière à témoigner sans doute de la modernité du poète, familier de l’argot yankee. Mais n’oublions pas non plus qu’en 2018, dans une édition imprimée en France, le nom du dieu du soleil s’écrit ainsi : « Appolon », et que « Tripolème » désigne le guerrier « Triptolème », un des compagnons d’Adonis.
Alors, voici : personne, je veux dire aucun étudiant de lettres classiques un peu lettré n’a relu ces vers. La maison Laffont ne dispose d’aucun ordinateur, qui, lui au moins, aurait su qu’Apollon s’écrit avec un p et deux l. Qu’importe de vanter par ailleurs la fluidité et le charme des vers d’un encore jeune poète, puisque nul parmi les cochons de clients ne viendra se plaindre qu’un alexandrin ait plus ou moins de douze pieds !
En est-on vraiment rendu là, dans l’édition française, en 2018 ? Eh oui ! Venez rouscailler, après ça, sur la place de nos établissements scolaires dans les classements internationaux ! Je veux croire que la versification déliée du poète est moins abîmée dans les Fables et les Contes, publiés tant de fois qu’il suffit de les recopier servilement. Adonis se rencontre moins fréquemment, il fallait donc en « établir » le texte, tâche essentielle à laquelle M. Versaille s’engage dès la couverture du volume. Il se peut qu’à la lecture de La cigale et la fourmi je n’aurais pas eu à étouffer de rage. Mais j’avoue qu’après le scandale d’Adonis, je ne suis pas allé y voir.