Confusion primitive

Après Data Transport, premier roman publié en 2015, et de nombreux recueils de poèmes, dont L’animal central en 2016, Mathieu Brosseau revient à la fiction romanesque pour écrire la vie de La Folle, enfermée dans la chambre 2666 de La Ville, et sa rencontre avec L’Interne. Á travers une langue poétique inouïe, aux confins du masculin et du féminin, de l’animal et du végétal, de l’humain et du monstre, Mathieu Brosseau invente et réfléchit un autre monde, Nouveau Monde, dans lequel il nous invite à nous perdre, nous laisser aller, pour en percevoir la force organique, et en éprouver tous les sens.


Mathieu Brosseau, Chaos. Quidam, 160 p., 18 €


Mathieu Brosseau, Chaos

Mathieu Brosseau © Jean-Luc Bertini

Dans le chaos de la chambre 2666, pavillon B, allée X, La Folle tâte le pouls des menues inflexions de sa voix, prend la mesure de sa mélodie intérieure, des infimes arythmies de ses pensées qui font la roue, des hiatus de son corps qu’elle ouvre. Dans le chaos de sa chambre livide, porte close depuis dix ans, secteur 15, La Folle, à tâtons, rêve de ventres et de gélatine, de matière et de corps spongieux sur lesquels se projeter jusqu’à l’éclatement et l’évidement. Dans la douleur de cette vie et le chaos de La Ville, un Interne et un Infirmier rencontrent la Folle. Ils remarquent tous deux ses cheveux blonds ondulés, ses grains de beauté, et l’évidence de son beau regard sous sa bosse.

« Regarde, regarde, je les vois tous dans l’espace noir, les imagine par-delà, regarde, ferme, ferme les yeux, laisse-toi aller, regarde, vois un ventre dans un ventre, lui-même dans un ventre qui est aussi dans un ventre, là encore dans un ventre, et ainsi de suite. » La voix de La Folle instille dès le début du récit un rythme lancinant dans lequel on se perd, on se fond. Soi-même, lecteur, on s’abandonne lentement dans le pouls de cette langue, au rythme des glissements de points de vue, des changements de tons, des apparitions-disparitions de voix. Lecteur, on se met dans la peau de cette langue qui se fait prodigieusement corps. On s’approche au plus près alors des personnages, de La Folle et de sa langue qui est aussi celle du Docteur, de l’Interne ou de l’Infirmier, pas si éloignée non plus de celle de l’Aînée, la sœur jumelle de La Folle. La langue de Chaos apparaît comme un corps de mots qui rassemble ces personnages pourtant, de force, séparés.

Mathieu Brosseau, Chaos

Enfermée dans sa chambre 2666 – où l’on devine une référence au 2666 de Roberto Bolaño – depuis un « dérapage » d’enfance dévoilé à la fin du récit, La Folle est écartée de sa sœur jumelle et de ses parents. Ce sont les mots, communs à tous les personnages de la fiction, qui les réunissent. C’est là sans nul doute la force poétique et politique de Chaos. Grâce au langage, outil de fusion et de confusion des corps et des esprits, Mathieu Brosseau qui se fait alors véritablement écrivain, poète, remédie à la mise à l’écart politique et institutionnelle de La Folle. Ainsi, à l’issue de leur deuxième rencontre, le flux de conscience de La Folle rapporté au discours direct : « Il a l’air aimable le futur docteur, pense-t-elle, il n’a pas l’air de vouloir m’enculer, contrairement au psychiatre qui croit en l’existence d’un monde absolu » semble se mêler peu à peu à celui de l’Interne : « Est-ce l’atmosphère encrassée de l’hôpital, l’exiguïté des chambres, le plafond bas, les allées et venues des infirmiers en blouse ? Ses pensées éclatent ». Il pourrait ici s’agir des pensées de l’Interne comme de celles de La Folle : elles se rejoignent et se confondent. Le sentiment d’étouffement dans l’hôpital est commun. Les mots et les pensées de La Folle sont identiques aux mots et aux pensées de ceux qui ne sont pas dits « fous ». La langue poétique ainsi mouvante, ouverte et partagée, capable de traverser les temps passés et présents dans une même phrase, semble remédier à la mise à l’écart et à la séparation originelle de La Folle avec sa sœur : « Ma sœur m’a donné un sac de billes et dit : Garde-les avec toi […], Je t’aime, le policier m’a prise, Je t’aime, m’a enlevée, […] on me disait coupable, j’étais kidnappée par l’institution ».

Au-delà des voix qui glissent amoureusement entre elles, ce sont les mots qui virevoltent et s’aiment jusqu’à la confusion : « son éponge au-dessus de sa tête par exemple, c’est délirant son truc, struque, mais au moins elle est stable dans son délire, table, elle y croit ou elle voit vraiment son truc, il ne sait pas ». Du « truc » au « struque », de « stable » à « table », les paronomases qui scandent le roman disent l’état de dérangement de la Folle comme de ceux qui la soignent. Dans Chaos, les mots se répètent et dérivent en roue presque libre, à l’image des fous de l’hôpital et des compulsions de répétition qui les animent : « Elle arrive près de l’ascenseur qu’un pensionnaire monopolise pour monter et descendre inlassablement du rez-de-chaussée au troisième, inlassablement. […] Ses lèvres ou sa gorge […] répètent selon un tempo assez précis et mécanique : mé-mé-duse-mé-mé-duse-mé-mé-duse ». Mais dans Chaos, la figure de répétition apparaît moins comme un symptôme de folie que comme un procédé poétique appliqué à chaque personnage (« zinzin, zaza, biz biz », s’amuse à marteler l’Interne), pour dévoiler l’épaisseur comique et musicale des mots, tout comme leur plasticité érotique.

Mathieu Brosseau, Chaos

Mathieu Brosseau © Jean-Luc Bertini

Mathieu Brosseau invente une langue du trouble. Du trouble mental au trouble amoureux, le langage s’accorde à ces bouleversements intimes. Sensibles, réactifs et presque érectiles, les mots de Chaos surgissent dans un mouvement érotique de confusion, au creux de phrases qui résonnent comme des flux : « ils viennent, galbes des fesses jusqu’à l’orifice apocalyptique, désirs, courbes de lune, que s’épanche la folle liqueur, entre les hanches s’évanouie, dans la pénombre entendre l’orgue de l’autre organe ». À travers le trouble du désir qui hésite à se dire, Mathieu Brosseau, romancier et poète, trouble les genres : le masculin et le féminin se confondent et s’animent dans ce mélange. Loin d’être une froide réflexion sur le langage et la folie, Chaos apparaît alors comme un roman qui pense avec ses sens, sa langue ductile, sa poésie sensible et ouverte.

Les passages consacrés au personnage de l’Aînée incarnent tout particulièrement la beauté et l’intelligence de cette écriture. L’Aînée est réfugiée dans l’alcool et la peinture, et Mathieu Brosseau dévoile son univers accordé à ses visions picturales : « Elle voit des pinceaux d’artiste comme des buissons de fleurs en feu, des yeux jaunes, et des cils longs comme des lianes, ou des boas, et des océans stellaires grondant et cheminant de toute leur masse, l’image de torrents mousseux d’écume ». Le monde visuel de l’Aînée s’incorpore aux élans du langage de Chaos, ouvert aux autres mondes et aux autres mots (le passage sur le smartphone, « comme une mer étale où le soleil tape », est magnifique), aux autres corps et lieux. Chaos, roman-poème, ouvre et rend pensables, par son langage, des mondes possibles inouïs.

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