L’étrange monologue de Valéry, à partir de ses souvenirs de l’atelier de Degas, traduit la nature mystérieuse de l’intelligence très hétérogène d’un dessinateur et de l’écrivain.
Degas danse dessin. Catalogue officiel de l’exposition du Musée d’Orsay, sous la direction de Marine Kisiel et Leila Jarbouaï, Musée d’Orsay/Gallimard, 256 p., 35 €
Paul Valéry, Degas danse dessin, Gallimard, « Folio », 268 p., 14 €
Poète et penseur, Paul Valéry donne à comprendre la passion violente et irascible des traits vifs de Degas, de ses lignes inlassables et recommencées, de ses regards méticuleux, de son observation acharnée, cruelle, tenace. Tu lis et relis l’étrange monologue de Valéry à partir de ses souvenirs de l’atelier de Degas. Il traduit la nature mystérieuse de l’intelligence très hétérogène d’un dessinateur et de l’écrivain.
Dans le titre des réflexions de Valéry, une lettre met en évidence l’initiale de trois mots : le D de Degas, le D de Danse, le D de Dessin. Car ces trois lettres s’inscrivent sur le papier : des couleurs qui s’appuient sur des lignes verticales. Le D est la troisième consonne de l’alphabet. Le D serait une occluse dentale sonore qui s’assourdit en liaison. Et, sans doute, Valéry écrit des courbes, la main sur sa table de travail. Il aime parfois peindre, dessiner.
Selon Valéry, Degas serait « un personnage singulier, grand et sévère artiste, essentiellement volontaire, d’intelligence rare, fine, vive, inquiète ». Il a une connaissance exquise des maîtres de la peinture. Il suggère des secrets sans les prononcer et une mathématique subtile et énigmatique ; il évoque un « art savant ». Tel tableau serait « le résultat d’une série d’opérations ». Degas est amer, acerbe, souvent sombre ; il refuse toute facilité. Il méprise les honneurs, les avantages, la fortune, la gloire. Avec âpreté, il se moque de l’opinion, des pouvoirs constitués, des intérêts du commerce.
Valéry et Degas sont des amis de la famille des Rouart. Ernest Rouart a grandi dans l’admiration et la crainte révérencielle de Degas, fantasque et redoutable, qui propose des préceptes, des formules insaisissables, des apories, des difficultés, des contradictions ; Valéry est fasciné par les remarques de ce créateur ombrageux.
« Tendre pour peu de choses », Degas raille l’esthétique des discours des critiques, les théories. Il se révèle un « grand disputeur », un « raisonneur terrible », un merveilleux « faiseur de mots ». Chez les Rouart, Degas serait fidèle, insupportable, étincelant. La politique et le dessin excitent Degas ; il ne cède jamais ; il arrive aux éclats de la voix ; il jette les mots les plus durs ; il rompt ; les variations implacables, les emportements, l’amertume, les répétitions, les sarcasmes interviennent. Il y a aussi des heures charmantes de l’artiste.
Selon Paul Valéry, Degas « plaisait et déplaisait ». Il « séduisait par un mélange de blague, de farce et de familiarité, où il entrait du rapin des ateliers de jadis et je ne sais quel ingrédient venu de Naples. (…) Il m’arrivait de sonner à sa porte assez anxieux de l’accueil. Il ouvrait avec défiance. Il me reconnaissait ; c’était un bon jour. (…) Là s’entassaient le tub, la baignoire de zinc terne, les peignoirs sans fraîcheur, la danseuse de cire au tutu de vraie gaze dans sa cage de verre, les chevalets chargés de créatures au fusain, camuses, torses, le peigne au poing, autour de leurs épaisses chevelures roidie par l’autre main. » Ce « serait le long vitrage vaguement frotté de soleil, une tablette étroite toute encombrée de boîtes, de flacons, de crayons, de bouts de pastel, de pointes et de ces choses sans nom qui peuvent toujours rendre service. (…) Il use de procédés tout personnels et tout empiriques ; il vit dans le désordre et l’intimité de ses outils. » Et « l’artiste avance, recule, se penche, cligne des yeux ».
Antidreyfusard, virulent, Degas a ses idées péremptoires, essentiellement parisiennes. Il se réjouit des articles antisémites d’Édouard Drumont et de Rochefort. Au moindre indice, il rompt net ; il ne voit plus ses anciens amis intimes sans délai, ni recours. Et Clémenceau le méprise.
Paul Valéry se souvient du crépuscule de Degas. Il le voit de moins en moins ; il disait : « Je ressemble à un chien. » Selon lui, « Degas s’est toujours senti seul et l’a toujours été dans tous les modes de la solitude. Seul par le caractère ; seul par la distinction et par la particularité de sa nature ; seul par la probité ; seul par l’orgueil de sa rigueur, par l’inflexibilité de ses principes et de ses jugements ; seul par son art, c’est-à-dire par ce qu’il exigeait de soi. Certaines recherches, dont l’exigence illimitée, isolent celui qui s’y plonge. »
Dans cette passionnante exposition, se multiplient les danseuses : une danseuse se grattant le dos, celle qui se masse le pied, celle qui salue sur la scène, celle qui attache le cordon de son maillot, une « grande arabesque », l’étude de la jambe droite d’une autre danseuse qui essaie ses pointes… Valéry a cité une prose de Mallarmé, intitulée Ballets : « La danseuse n’est pas une femme qui danse, pour ces motifs juxtaposées qu’elle n’est pas une femme, mais une métaphore résumant un des aspects élémentaires de notre forme, glaive, coupe, fleur, etc., et qu’elle ne danse pas, suggérant, par le prodige de raccourcis ou d’élans, avec une écriture corporelle ».
Alors, Valéry imagine des Méduses qui apparaitraient sur un écran, des Méduses souples et voluptueuses : « Point des femmes, mais des êtres d’une substance incomparable, translucide et sensible, chairs de verre follement irritables, dômes de soie flottante, couronnes hyalines, longues lanières vives toutes cousues d’ondes rapides, franges et fronces qu’elles plissent, déplissent ». Ainsi, Valéry est fasciné par une grande Méduse excitante et séductrice : « Jamais danseuse humaine, femme échauffée, ivre de mouvement, du poison de ses forces excitées, de la présence ardente de regards chargés de désir » et ce serait un « songe d’Eros »…
Ou bien Valéry étudie le sol que Degas représente : « Degas a des planchers admirables. Parfois, il prend une danseuse d’assez haut, et toute la forme qui se projette sur le plan du plateau, comme on voit un crabe sur la plage. »
Ou encore, il se demande si Degas aurait évoqué un minuscule paysage sur une table de son atelier : « On prétend qu’il a fait des études de rochers en chambre, en prenant pour modèle des tas de fragments de coke empruntés à son poêle. Il aurait renversé le seau sur une table et se serait appliqué à dessiner soigneusement le site ainsi créé par le hasard qu’aurait provoqué son acte. (…) Ces blocs n’étaient que des morceaux de charbon gros comme le poing. »
Ou aussi Degas dessine, peint, sculpte les chevaux : « Degas était un excellent cavalier qui se méfiait des chevaux. Le cheval marche sur les pointes. Quatre ongles le portent. Nul animal ne tient de la première danseuse, de l’étoile du corps de ballet, comme un pur-sang en parfait équilibre, que la main de celui qui le monte semble tenir suspendu, et qui s’avance au petit pas en plein soleil. » Degas a peint le Cheval d’un vers ; il le perçoit : « Tout nerveusement nu dans sa robe de soie. »