Ce livre d’aspect modeste mérite un regard qui dépasse le cercle de l’histoire instituée ; en proposant douze articles échelonnés sur plus de quarante ans, le traducteur et présentateur offre un parfait résumé des thèmes transversaux qu’a agités le dandy du Tennessee Hayden White (mort le 5 mars 2018), plus souvent cité que lu de près. Un demi-siècle de vie culturelle « mondialisée » mais surtout fondée sur des échanges vieille Europe et plus particulièrement France/monde anglo-saxon permet de revisiter un tourbillon de noms propres au fil d’une vie consacrée aux idées. On y lira en creux des opportunités et des stratégies non détachées des réalités politiques dont elles font mine de s’abstraire… jusqu’à un certain point.
Hayden White, L’histoire s’écrit. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Philippe Carrard. Éditions de la Sorbonne, 322 p., 21 €
Hayden White se repaît de tous les noms qui ont fait le siècle, du temps du structuralisme et de la French Theory, mais il n’ignore pas les phénoménologues, et il fait plus qu’user de Ricœur, il en débat en 2004 dans une longue recension de Temps et récit I, II, III (1984-1986) et surtout, pour La mémoire, l’histoire, l’oubli (2000), quand il veut passer à sa doctrine du « passé utilisable » (chap. 10, 2014), soit celui que l’on mobilise pour construire un présent et peut-être un avenir indemne du passé de l’historien traditionnel. Cela boucle la boucle avec les prémisses qui citaient l’impuissance du Roquentin de La nausée dont l’échec en tant qu’historien du XVIIIe siècle est patent, quand Sartre pose en sus que le passé n’est que ce dont nous voulons nous souvenir. Toute la charge porte initialement sur ceux qui firent de l’histoire en historiens attachés à des formes de narration romantique qui s’adossèrent ensuite à un positivisme darwinien. Ces supports de l’État-nation du XIXe siècle inventèrent le passé des États-nations, mais l’auteur ne semble pas s’intéresser au fait que ces historiens des temps passés y voyaient l’esquisse de leur propre futur fondé sur leur propre désir d’avenir.
Il n’y a plus lieu de s’étonner de la caducité de ce futur – du passé – républicain quand les présentes exigences de l’hyper-individualisme réclament le soi et le multiple, des formes de réel que, dans un ultime mouvement, White, quarante ans plus tard, décale de sa valeur de vérité au profit de la véracité et du « réel » d’un pantextualisme. Non seulement le texte des historiens participe de qualifications non indemnes de ce qui reste de politique dans la langue, mais, au-delà du « dire, c’est faire » d’Austin, l’extension de ce principe est à la base de tout sens possible. Ainsi, sans rendre au tableau sa valeur pratique et constituante de quelque réalisme mais en maintenant les nécessités du langage figuré, on en revient à « l’erreur créatrice » de Vico, c’est-à-dire à « la capacité de l’imagination à inventer des tropes sans lesquels la raison elle-même serait inconcevable ». On ne s’étonne pas alors que l’auteur du présent travail de mise à la disposition de tous de White soit lui-même un spécialiste de ces questions, pour ne citer que sa Politique de la nouvelle histoire. Le discours historique en France de Braudel à Chartier (1998).
Au terme de ce trajet qui laisse entrevoir le groupe Mu, Koselleck, Eco ou Popper autant que la romancière Toni Morrison qui définit son entreprise romanesque de Beloved comme le fait de poser « une tente dans un cimetière peuplé de bruyants fantômes », on aborde la question du seul récit possible posé comme pluriel, un fait de « réel » (du texte) non posé dans la transparence du « vrai ». À l’heure de la traduction du dernier Paul Auster publié ce mois, 4321, cela ne surprend plus personne : les approches indécidables sont la règle et nous sommes désormais très loin du désir de fresque qui avait pour ambition première d’établir dans sa transparence « ce qui fut ». On doit évidemment savoir gré à White de sa radicalité de 1973 dont le livre Metahistory. The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe (Johns Hopkins University Press) n’a d’abord été remarqué que pour préserver ce qui n’était pas encore un enjeu de mémoire mais l’adhésion au « fardeau de l’historien », ce travail long et méticuleux illustré de succès que la fiction « en costume » n’obérait aucunement, tant il est difficile, en France particulièrement, d’accepter le sous-genre des romans historiques, et ne parlons pas des films similaires.
Parmi ceux qui portèrent de l’intérêt à Metahistory, il y eut succinctement Antoine Prost dans ses Douze leçons sur l’histoire (1996) mais surtout Roger Chartier, dès 1993 (republié en 1998), dans Au bord de la falaise (1998) ; la réponse de 1995 de White figure ici. On est au moment du tournant généralisé vers l’histoire culturelle qui permit à tout ce qui procédait du marxisme et du positivisme de ne plus poser l’idéologie et son épistémologie initiale en doxa avant de glisser tout en minimisant l’apport culturel des pratiques théoriques transdisciplinaires qui ne faisaient plus recette. L’auteur affine ses positions en 2008, au fil d’un long dialogue/interview avec Ewa Domanska qui lui permet quelques réajustements. À terme, Hayden White reprend la pratique empirique de l’historien comme « bricolage » informé de tout ce que le praticien a intégré – ou pas, si l’on veut le discréditer – des autres pratiques culturelles de la fin du XXe siècle car, sait-on avec Le Roy Ladurie, l’art de l’historien, est, comme la guerre classique, tout d’exécution. Cela dit, White reste plus souvent flou qu’inexact et moins caricatural que son contemporain G. E. R. Lloyd, le pamphlétaire de Pour en finir avec les mentalités (1993).
On ajouterait volontiers que le narcissisme d’auteur, si communément affiché chez ceux qui usent le mieux de White, n’en constitue que la suite irrémédiable. Chemin faisant, on a vagabondé de grands noms en grands noms – masculins, il est vrai, la seule femme évoquée précisément en une de ses recensions est Julia Kristeva, renvoyée aux romans de Sollers, et, en figure de mauvaise mère, Gertrude Himmelfarb, une image du conservatisme rance.
L’auteur, qui avait travaillé à Rome sur le schisme papal de 1130, n’ignore pas l’Italie, ni la France, et c’est en s’appuyant sur divers classiques qu’il insuffle de la vie à ses démonstrations. C’est sur les récits de la révolution de 1848 de L’éducation sentimentale accolés à ceux de Marx et de Proudhon, dans le chapitre sur « le problème du style dans la littérature réaliste » (1979), qu’il étaye ses analyses. Plus finement, il s’attachera à inclure le réalisme figuré au cœur de la littérature de témoignage à partir de Primo Levi, mais on est déjà en 2004 et l’auteur a rodé ses vues de colloques en débats, outre que depuis sa retraite de professeur d’histoire en 1995 il est passé à au département de littérature comparée à Stanford.
Rétrospectivement, Hayden White admet quelques erreurs, des inconséquences et des contradictions dès ses réponses à Chartier, des concessions qui n’entament en rien sa rhétorique généralisée (alors qu’il ne cite que rarement Genette). Il défend sa position initiale qui est qu’il n’y a que du texte et soutient l’issue de l’histoire vers une pluralité d’approches, au besoin contradictoires, ce que les historiens, lourds de leurs investissements d’érudition et de temps, étaient déjà prêts à entendre bien mieux qu’un quart de siècle plus tôt, car le tableau et la volonté de synthèse n’étaient déjà plus dans les mœurs : le « small is beautifull » avait été validé par la micro-histoire, avant même que le débat entre les nécessités de la mémoire et les besoins d’histoire épistémologiquement contrainte ne s’engagent. On était un lustre avant l’effondrement des croyances dans un avenir post-hégélien marqué par la chute du mur de Berlin, sans pour autant que les futures visions d’une fin des conflits à la Fukuyama, en 1992, ne s’y inscrivent, ni ne tentent White, pour des raisons essentiellement politiques, car il est d’abord ultra-libéral au sens américain.
On voit aussi comment l’émergence de la Shoah comme butoir de toute pensée de l’histoire occidentale oblige l’auteur à se redéfinir dès 1990 : face à Saul Friedländer, on ne saurait dire qu’il déserte en rase campagne mais, comme il n’est plus question d’autoriser n’importe quoi sur n’importe quel sujet, la question de la mise en intrigue et de la vérité historique (titre de l’article devenu chapitre) et comme rien ne sépare une narration du réel de celle de la fiction, il se replie sur les catégories de la morale et de la convenance. Hayden White n’acceptant pas de poser comme similaires les pratiques obscènes des négationnistes adossés ou réduits, prétend-il, à des formes de détournements des récits, il dessine en réalité les contours du politiquement correct.
On a tous enseigné ou on nous a enseigné les théories de ce médiéviste qui a rabattu toute écriture de l’histoire sur des modalités narratives – métaphore, métonymie, synecdoque et ironie, les tropes bien connus. Le style de l’historien conduit alors à des intrigues et les récits deviennent tragiques si la noblesse est partagée dans des combats sans issue, mais ils peuvent connaître une issue heureuse, comme à la comédie ou se faire ironiques, comme chez Marx et en cas d’échec l’affaire devient grotesque faute de maintenir les genres héroïques selon la vision classique du grand homme. Tous les apports successifs d’une pensée qui se nuance au fur et à mesure que l’historien bascule vers la littérature comparée tel un champ complémentaire d’investigation – fascination, sans doute, d’un éternel autodidacte – assouplissent le caractère ludique de ses interventions.
Accompagné de son appareil critique, de ses présentations et datations permanentes, ce petit livre est utile à ceux qui savent comme à ceux qui ne savent pas ce qui s’est dit en marge des paradigmes usuels propres aux sciences sociales. L’auteur est intrinsèquement relativiste, certes, mais pas aussi destructeur qu’on le suppose, et son optimisme de citoyen garde à l’intellectuel paradoxal sa fraîcheur stimulante.