Les errants de Boris Pahor

Dans Missa sine nomine, cette tentative de « surmonter l’insurmontable », pour reprendre l’expression de Jean Améry à propos des « revenants » face à leur expérience des camps d’extermination, Ernst Wiechert, rescapé de Buchenwald, avait mis en scène un personnage jeté, comme il dit, dans la « fosse aux bêtes » et qui, pour s’être trouvé « aux portes de l’enfer », ne parvient pas à renouer avec la communauté des vivants.


Boris Pahor, Place Oberdan à Trieste. Trad. du slovène par André Lück Gaye. Pierre-Guillaume de Roux, 195 p., 20,90 €


Le lecteur découvrant Pèlerin parmi les ombres de Boris Pahor, qui relate le voyage fait, quarante ans après, par un ancien déporté du camp de concentration de Natzweiler-Struthof sur les lieux mêmes où il avait appris ce que barbarie et abjection veulent dire, s’il ne pense pas immédiatement à Ernst Wiechert en lisant cette tentative de se tourner à nouveau vers la vie en faisant appel aux mots, y est invité par des allusions dans les autres livres de Boris Pahor, Printemps difficile, notamment, premier volet d’une trilogie qui se poursuit avec Jours obscurs et Dans le labyrinthe. Dans ce roman, Arlette offre à Radko La commandante d’Ernst Wiechert, l’histoire d’un ancien prisonnier des Français au Sahara qui, rentré chez lui après la fin de la Première Guerre mondiale, mène une existence d’ermite misanthrope, en homme qui n’est pas mort mais n’est pas vivant non plus.

Boris Pahor, Place Oberdan à Trieste

Les œuvres de Boris Pahor, outre qu’elles rappellent toujours, à travers l’évocation de ses alter ego romanesques, son identité slovène (une lettre écrite par un des personnages de Dans le labyrinthe expose même de façon détaillée le « problème slovène » tel qu’il s’est posé à l’Italie, à l’Autriche, à l’ex-Yougoslavie), sont toujours des récits de revenants. Radko Suban, le protagoniste de Printemps difficile, l’étudiant en théologie de Jours obscurs, le même Radko qui, dans ce roman de la survivance qu’est Dans le labyrinthe, retrouve Trieste, sa ville, après sa déportation, sont des désemparés en quête d’ancrage ; Igor Sevken, le vieillissant écrivain slovène de La porte dorée, hanté par la figure de Robert Antelme, s’est senti, « en revenant du monde des crématoires », comme une épave au lendemain d’un naufrage, jusqu’à sa rencontre, à Paris, avec Lucie, une jeune femme marquée par l’inceste ; Rudi Leban, dans Ulysse revient à Trieste, se dit qu’il est loin d’être un héros, aurait aimé être un homme d’action, échappe en septembre 1943 à une rafle allemande, connaît l’amour de Vida et un jour, après l’expérience de la résistance et de la captivité, se promet de retourner à Trieste.

Tout comme les personnages d’Ernst Wiechert, ceux de Boris Pahor ont beau, comme pour se construire un rempart derrière lequel s’abriter, élever un mur de connaissances, se réfugier à la bibliothèque en compagnie de Socrate et d’Antigone, de Dante et de Leopardi, de Bacon et de Bergson, ils sont placés un matin devant ce qui les frappe comme la foudre : la certitude d’être des apatrides, des déracinés, des « Tsiganes errant de par le monde », de n’avoir plus comme boussole intérieure que le pressentiment  d’être un égaré, à jamais anéanti, dont la vie dans le monde des camps remontait à une période brumeuse, « antérieure même à sa naissance » – désormais, « sur la terre des hommes, il n’y avait plus personne pour le reconnaître comme un des siens ».

Boris Pahor, Place Oberdan à Trieste

Les nouvelles de Place Oberdan à Trieste donnent à lire quelques souvenirs et ouvrent peut-être une échappée vers des ailleurs moins sombres. Dans Printemps difficile, déjà, le lecteur avait pu découvrir le récit de l’année 1920 où les centres culturels slovènes étaient incendiés. Dans Place Oberdan à Trieste, Boris Pahor revient sur cet épisode, racontant comment, en ces années-là, la place (du nom d’un irrédentiste italien) « et le destin des Slovènes se sont trouvés liés » : « À l’époque, la place s’appelait encore Piazza Caserma, place de la Caserne. Le 13 juillet 1920, les flammes transformèrent les cinq étages de la Maison de la culture slovène en un monstrueux brasier, la place et les rues attenantes furent plongées dans “une mer rouge, incandescente”, comme l’écrivit Kosovel dans son poème Extase de la mort » (Srečko Kosovel, disparu en 1926 à l’âge de vingt-deux ans, était un poète slovène auteur de plus de mille poèmes).

L’autre nouvelle saisissante du recueil prend comme objets du délit deux textes littéraires : une nouvelle de l’écrivain slovène Drago Jančar sur les yeux d’Einstein, « extraits des orbites du savant à sa mort par son ophtalmologue Henry Abrams afin que, conservés dans le formol, ils vivent éternellement » ; et un épisode de Kaputt où Malaparte relate une visite à Ante Pavelic, le Poglavnik croate, au cours de laquelle il aperçoit un panier rempli, croit-il, de fruits de mer, jusqu’à ce que son hôte lui révèle que ce sont des yeux humains, des yeux que les Oustachis ont arrachés aux Serbes, aux Juifs et aux Tsiganes.

La barbarie, l’horreur, sont toujours présentes dans Place Oberdan à Trieste, mais cette fugue de mort aurait pu se conclure sur ces vers de Paul Celan (cité comme guide dans La porte dorée) : « Il fait devant vous son ouvrage, comme si / parce que la pierre existe, il y avait encore des frères. »

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