Tourgueniev, Tchekhov : une autre Russie

Alain Françon et Christian Benedetti partagent une fidélité comparable à Tchekhov. Mais une autre fidélité, celle qui le lie à Michel Vinaver, a conduit le premier à mettre en scène Un mois à la campagne d’Ivan Tourgueniev, actuellement présenté au Déjazet, dans une adaptation de Vinaver. Le second, lui, poursuit son projet d’intégrale Tchekhov avec La Cerisaie, au Théâtre Studio d’Alfortville.


Ivan Tourgueniev, Un mois à la campagne. Mise en scène d’Alain Françon. Théâtre Déjazet, jusqu’au 28 avril

Anton Tchekhov, La Cerisaie. Mise en scène de Christian Benedetti. Théâtre Studio d’Alfortville, jusqu’au 24 mars


À la fin d’Un mois à la campagne, la grand-mère reste longuement seule, silencieuse, à mesure que déclinent les lumières : magnifique Catherine Ferran, avec sa longue robe noire et ses courts cheveux blancs. Elle fait penser à Firs, le vieux serviteur enfermé dans la maison désertée, après la vente de la cerisaie. Les deux pièces se terminent par des départs : séparation définitive du domaine ancestral, chez Tchekhov, dispersion, loin des trois générations de la famille Islaïev, de ceux que le mois écoulé a rendus indésirables, chez Tourgueniev. « Tout est rentré dans l’ordre », à la fin de la comédie écrite en 1850, un temps censurée, consacrée par Stanislavski en 1909 au Théâtre d’Art de Moscou. Tourgueniev, précurseur de la dramaturgie tchekhovienne, a bénéficié en retour de la reconnaissance scénique de son cadet, de sa révolution esthétique, mais de manière posthume.

Alain Françon a mis en scène six pièces de Tchekhov, dont deux fois La Cerisaie. Il s’est tourné cette fois vers Tourgueniev, grâce à la proposition d’Anouk Grinberg, dont le père, Michel Vinaver, avait déjà amorcé la traduction d’Un mois à la campagne. Il a retrouvé une écriture qui lui est familière et qu’il a servie tout au long de son parcours. Michel Vinaver a publié à l’Arche (2018) le texte accompagné de la mention : « Comédie en cinq actes traduite et adaptée du russe » ; à partir de la langue de sa famille et de celle de Tourgueniev, il a recréé la sienne propre. En vue d’une représentation de deux heures et de la réduction d’une distribution déjà importante, trois personnages secondaires ont été supprimés et les répliques des autres parfois raccourcies.

Anton Tchekhov, La Cerisaie. Mise en scène de Christian Benedetti

Un mois à la campagne © Michel Corbou

Comme dans Théorème de Pasolini, un jeune homme (Nicolas Avinée), étranger à la petite société réunie chez le riche propriétaire terrien Arkady Islaïev (Guillaume Lévêque), étudiant engagé pour l’été comme tuteur du fils Kolia, va apporter la perturbation. Il va faire découvrir l’amour à Natalia (Anouk Grinberg), la maîtresse de maison, comme à sa pupille, Véra (India Hair). Il remet involontairement en question la présence, depuis quatre ans, de Rakitine (Micha Lescot), ami du mari, amoureux de l’épouse. Il détruit l’équilibre d’une situation assez rassurante pour satisfaire les uns et les autres, à l’exception peut-être d’Anna, la mère d’Arkady, la grand-mère de Kolia. D’autres amours apportent un contrepoint, assurent à cette comédie deux mariages au dénouement : celui, très prosaïque, du médecin et de la dame de compagnie d’Anna ; celui, sinistre, de la jeune Véra et d’un vieux voisin, très épris d’elle, ridiculisé par tous, mais propriétaire de trois cent vingt serfs.

Dans le monde dépeint par Tourgueniev continue d’exister le servage, aboli seulement en 1861, qui ne reste plus qu’un souvenir dans La Cerisaie (1904) : le vieux serviteur parle de « la liberté » comme d’un « malheur » ; le moujik enrichi, Lophakine, évoque son père et son grand-père « esclaves «  sur la propriété qu’il vient d’acheter. Dans une société aussi fortement hiérarchisée que celle d’Un mois à la campagne, Natalia est certes bouleversée de se découvrir amoureuse, mais plus encore amoureuse d’un garçon si étranger à son milieu. Ainsi elle se cache d’abord son attirance pour lui en projetant de faire son « éducation », avec son « vieil ami ». Par sa distribution et sa direction d’acteurs, Alain Françon met bien en lumière ce rapport de classes. Le contraste apparaît saisissant, souvent risible, entre le jeune homme intimidé dans la bonne société, mais débordant de vitalité en pleine nature, et le si raffiné, nonchalant Rakitine. Surtout Anouk Grinberg, de prime abord déconcertante, s’avère la parfaite interprète d’un personnage « mi-pathétique, mi-comique », selon ses propres termes. Elle sait déployer tous ses artifices pour manipuler ses interlocuteurs, d’abord par ennui et frivolité, puis intérêt et égocentrisme, pour masquer son désarroi et la confusion de ses sentiments.

Avec son scénographe Jacques Gabel, indissociable de Joël Hourbeigt (lumières), Alain Françon a ménagé, à l’avant-scène, une aire de jeu vide pour des adresses directes au public de Rakitine et de Natalia, qui tentent de comprendre leurs émotions contradictoires. Le plateau se structure ainsi en trois plans qui délimitent une ligne de partage entre le plein air, domaine du nouveau venu et l’intérieur : il s’ouvre tout grand sur un mur légèrement décoré d’une frise champêtre ; il se referme sur un espace plus restreint par des panneaux comme patinés par le temps, par l’histoire d’une vieille noblesse terrienne. Il contribue à rendre spatialement visibles les antagonismes sociaux dans une grande comédie, dont la cruauté se masque sous les apparences d’un monde policé, parfois s’oublie dans les rires.

Anton Tchekhov, La Cerisaie. Mise en scène de Christian Benedetti

Le Cerisaie © Simon Gosselin

Au printemps 2012, Alain Françon et Christian Benedetti avaient mis en scène Oncle Vania, dans la même traduction de Françoise Morvan et André Markowicz. Ces deux spectacles, pleinement accomplis et radicalement opposés, permettaient de cerner la singularité de leur art. Voir la même semaine Un mois à la campagne et La Cerisaie offre une expérience comparable. Christian Benedetti reprend la dernière pièce de Tchekhov, retraduite avec Brigitte Barilley et Laurent Huon, qu’il avait jouée en 2015 aux Nuits de Fourvière. Mais au Studio Théâtre d’Alfortville, qu’il dirige, il la montre dans le lieu indissociable de l’esthétique adoptée pour son projet d’intégrale. En 2011, il a commencé son cycle Tchekhov ; en 2019, il va l’achever. Il prévoit de représenter les six grandes pièces, accompagnées des neuf en un acte, en alternance chaque soir ou en intégrale en fin de semaine, dans la même scénographie et avec quasiment la même distribution, privée de la présence d’Isabelle Sadoyan et de Jean Lescot, à qui le projet est dédié.

Sous la belle charpente de la petite salle, le plateau exigu assure une grande proximité avec le public installé sur les gradins. Il permet un jeu frontal, des adresses directes par les interprètes habillés comme les spectateurs, de manière un peu plus recherchée pour la sœur et le frère, propriétaires du domaine, conforme aux indications de la pièce pour Lopakhine : gilet blanc et chaussures jaunes. Il y a comme une urgence qui fait entendre l’intégralité du texte en une heure trente et déplacer par les acteurs eux-mêmes tables, bancs, chaises dans l’espace nu. Ce jeu rapide, souvent comique, relève d’un choix artistique, mais il correspond aussi à l’échéance du 22 août, date de la mise en vente de la cerisaie, annoncée dès l’ouverture. Il ménage pourtant des temps de pause, des moments de silence. Même pour qui a vu souvent la pièce, la non-demande en mariage de Lopakhine à Varia, les adieux de la sœur et du frère à la maison de leur enfance, la solitude du vieux serviteur oublié apparaissent comme redécouverts, dans un intense émotion. Mais c’est l’énergie de toute une équipe qui accomplit la performance de ce spectacle.

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