Le visage d’August Sander apparaît droit, face à celui qui le contemple, soutenant son regard, avec une forme de calme, de tranquillité, qui semble sa principale caractéristique. On est en 1925 et le photographe est encore au milieu du gué, lancé dans son projet immense, Hommes du XXe siècle. Il n’en verra jamais la fin, mais ce que nous en connaissons est une Comédie Humaine en photos.
Exposition August Sander. Persécutés-persécuteurs, des hommes du XXe siècle. Mémorial de la Shoah. Du 8 mars au 15 novembre 2018
Catalogue de l’exposition, Steidl/Mémorial de la Shoah, 240 p.
August Sander n’est plus un inconnu. Il est à divers égards un modèle pour les photographes, les plasticiens et, aurait-on envie de dire, pour n’importe quel artiste qui choisirait de montrer – sans commentaire, sans chercher d’effet – son temps, les hommes et leur existence. La lecture, par exemple, du Cours de Pise proposé par Emmanuel Hocquard pourrait se faire dans le même sens, par un certain refus de l’image, de la métaphore et donc d’une subjectivité envahissante.
Le travail de photographe débute à Cologne dans les années 1920, après le choc provoqué par le désastre de 14-18. Sander a connu l’Empire allemand, disparu en 1918, la si vivante république de Weimar, le nazisme, et il vivra l’après-guerre en République fédérale quand le pays se reconstruira. Toujours dans sa ville de Rhénanie. Il divise la société en sept groupes et quarante-cinq dossiers dont on trouvera la liste sur des panneaux dans l’exposition du Mémorial de la Shoah. Le paysan, l’artisan, la femme, groupe dans lequel on trouvera : la femme et l’homme, la femme et l’enfant, la famille, la femme élégante, la femme exerçant un métier intellectuel et manuel… on pourrait ainsi décliner les séries, imaginer leur contraire parfois, s’interroger sur la pertinence de certaines, l’absence d’autres. On a parlé de Comédie Humaine, pour l’aspect démesuré du projet autant que pour ses oublis, ses manques, et, surtout, pour sa subjectivité.
August Sander ne vient pas, en effet, de nulle part. Fils de mineur, il a travaillé comme trieur de minerai sur le terril avant de devenir photographe et d’ouvrir un atelier à son compte, en 1904. Il a aussi fréquenté des écoles d’art, un peu pratiqué la peinture. Parmi les enfants qu’il aura avec son épouse, Anna, deux seront photographes : Gunther, mort en 1987, et Erich, dont on verra plusieurs portraits dans l’exposition, mort dans les prisons nazies en 1944. August Sander est pacifiste et socialiste. Il fréquente les milieux artistiques et en particulier celui des « Progressistes de Cologne ». Sa conception de la photo évolue. Il n’a jamais aimé donner une vision romantique du sujet, qui use du flou, qui idéalise ; il se fait plus radical. L’emploi de l’appareil photographique à plaque exige un temps de pose plus long, davantage de concentration chez celui qui est pris en photo, et élimine tout ce qui est superflu. L’essentiel est dès lors dans la réception que nous avons de ces portraits, même si, comme l’écrit Gabriele Betancourt-Nuñez : « En fonction de l’attitude choisie par les sujets eux-mêmes, Sander ne les photographie pas uniquement de leur point de vue, mais plutôt de façon différenciée. » La légère ironie perceptible face au grand industriel contraste avec la survalorisation de l’homme de main, note-t-elle.
Le travail de Sander connaît une inflexion sous le nazisme. Il vit ces années avec douleur puisque son fils Erich, militant de la première heure, est emprisonné dès 1934 et que son travail semble menacé par l’idéologie « Blut und Boden » qui prévaut. La dimension critique sous-jacente n’est pas pour plaire aux nouveaux maitres. Ces militants du NSDAP, Sander les photographie comme quiconque, ajoutant à sa classification une rubrique, dans le groupe IV, catégories socio-professionnelles, entre « Le soldat » et « L’aristocrate ». Dans le groupe VI sont introduits : « persécutés », « prisonniers politiques », « travailleurs étrangers ». « Pour le projet “Hommes du XXe siècle”, j’ai également constitué un portfolio de portraits de Juifs qui ont émigré par la suite. Il s’agit essentiellement de personnages typiques du Cologne d’avant-guerre. Ce portfolio sera certainement un document précieux pour les Juifs, soyez-en assuré », écrit August Sander à Hans Shoemann le 16 juillet 1946.
Il observe les nazis avec distance. Il manifeste, par contraste, une retenue et une gravité envers les Juifs qui se présentent à son atelier en 1938 pour des photos d’identité, et dont le regard, la plupart du temps, ne fixe pas l’objectif, relève Gabriele Betancourt-Nuñez. Là est la grande nouveauté, la découverte de l’exposition proposée par le Mémorial de la Shoah. Les photos des persécuteurs et celles des persécutés sont inédites, et le travail de Sophie Nagiscarde, responsable des activités culturelles de ce lieu et maitre d’œuvre de l’exposition, nous permet de regarder « l’Histoire sans détour », à voir confrontés « les visages des victimes et des acteurs de la politique nazie mis sur le plan égalitaire du portrait documentaire ».
Le visiteur se trouve face à ces silhouettes, ces bustes ou ces visages dans une salle en demi-lune. D’un côté, des soldats ou officiers, des jeunes de la Hitlerjugend, un colonel pris de profil. L’un d’eux, vêtu de l’uniforme noir de la SS, a quelque chose d’effrayant. Il appartient à la division Adolf Hitler, chargée de protéger le dictateur. D’autres sont plus anonymes. Tous sont des hommes ordinaires, pas des dignitaires, pas des hommes que l’Histoire aurait rendus tristement célèbres. Ils habitent Cologne et ses environs. On n’en sait guère plus, si ce n’est, pour celui qu’on voit de profil, qu’il était le chef du département culture ; on n’imagine rien ou presque, sinon la suffisance parfois, dans la pose décontractée, ou le sérieux dans un regard derrière des lunettes cerclées. Dans un arc de cercle, les travailleurs étrangers, les prisonniers politiques, dont certains, torses nus, sont montrés de face et de profil, comme sur les photos anthropométriques. Pas exactement sur le même mode puisque la violence qu’on trouve dans ces portraits de police n’apparaît jamais chez Sander.
Les photos des persécutés ne sont pas très parlantes, en apparence. Une apparence bientôt effacée : les personnes photographiées ne regardent pas l’objectif ; elles sont tournées vers un ailleurs, rêveuses peut-être, résignées. Certaines réussiront à quitter l’Allemagne, d’autres périront dans le ghetto de Lodz ou à Chelmno, à partir de 1941. Dans une salle consacrée aux photos par contact, on retrouve les portraits de certains persécutés et des fiches cartonnées permettent de connaître leur histoire. En somme, celle des Juifs de Cologne, qui a commencé en 321, s’arrête donc là, avec la fuite, la disparition dans les camps ou la mort de la plupart des 16 000 juifs de la ville.
Et puis l’exposition se clôt sur le masque mortuaire d’Erich Sander, le fils mort en détention, dont on trouvera d’autres images dans l’exposition. C’est la blessure qui ne cicatrisera jamais. Sans Erich, le dialogue s’interrompt. Il était une part de l’œuvre en cours.