Freud comme icône

Le scandale peut-il faire office de cadre d’analyse ? Tel est le point de départ du dernier livre de l’anthropologue Samuel Lézé sur le freudisme et ses contestations : l’indignation est toujours relative à une hiérarchie des valeurs, le scandale est un révélateur puissant des normes admises dans notre société.


Samuel Lézé, Freud Wars. Un siècle de scandales. PUF, 180 p., 16 €


Samuel Lézé s’interroge d’abord sur la signification des controverses survenues dans les années 1990-2000 à propos de la psychanalyse qui ont mis en accusation la personnalité de Sigmund Freud (1856-1939). Il rappelle alors le contexte : dans les États-Unis du début des années 1980, une nouvelle génération de psychiatres a pris le pouvoir en imposant un manuel de psychiatrie qui tourne le dos à la psychanalyse tout en s’autoproclamant athéorique, le célèbre DSM-III. Ce processus de marginalisation de la psychanalyse sera rapidement suivi de critiques ciblant la personnalité de Freud, son intégrité morale, la véracité de ses propos. Dès lors, la problématique posée par l’auteur peut se résumer ainsi : comment est-il devenu évident de réfuter la psychanalyse en critiquant la personnalité de Freud ?

Samuel Lézé établit d’abord des liens avec d’autres culture wars ; par exemple, le Kulturkampf des années fondatrices de l’Empire allemand, quand le chancelier Otto von Bismarck a entrepris de mettre au pas l’Église catholique, en l’accusant d’archaïsme au nom d’une nouvelle administration du pouvoir. Le Freud-bashing, c’est-à-dire les campagnes de dénigrement de Freud, n’est pas non plus neutre, il correspond à un usage politique d’un conflit culturel : certes, les idées freudiennes ne sont plus d’avant-garde, mais les générations ascendantes portent aussi des valeurs qui font débat.

Dans une mise au point sur l’autorité de Freud, Samuel Lézé explique d’abord comment, en tant que fondateur, il est devenu le symbole de la psychanalyse. Il faut comprendre ce point de vue dans une perspective sémiologique, puisque l’image de Freud est déclinée dans une profusion de portraits, caricatures, effigies et images dérivées, c’est-à-dire sous les formes systémiques d’une culture de masse, qui irrigue toute la société depuis l’après-guerre, mais échappe aussi à son créateur, mort en 1939. C’est ainsi que Freud est devenu une icône de la pop culture, au même titre que Mao Zedong ou Marilyn Monroe, immortalisés par Andy Warhol au moyen de tableaux aux couleurs bariolées. En découle le questionnement suivant : « comment le statut d’évidence d’un objet culturel peut-il autant varier ? comment une certitude tombe-t-elle en désuétude ? comment un cycle de polémique contribue-t-il à la variation d’une cote culturelle ? » (p. 28). Samuel Lézé explique alors que les porte-parole du freudisme et de l’anti-freudisme sont essentiellement des spécialistes de la biographie de Freud (Freud scholars), qu’ils ont largement réinterprétée à la lumière de nouveaux documents d’archives et de l’histoire culturelle, mais que ces spécialistes ne sont jamais politiquement neutres.

Samuel Lézé, Freud Wars. Un siècle de scandales

Pour développer son analyse, Samuel Lézé étudie notamment le champ sémantique des termes « révision » et « révisionniste », employés de manière ambiguë, soit pour attaquer les accusateurs de Freud, soit pour dénigrer ses avocats. En effet, si le terme a d’abord été employé il y a un siècle pour réclamer la révision du procès du capitaine Dreyfus, dorénavant il sert surtout pour qualifier les négationnistes qui nient les chambres à gaz et les crimes nazis, de sorte que les porte-parole des valeurs freudiennes et anti-freudiennes jouent souvent sur des rapprochements hors-contexte, en mobilisant l’indignation morale du public. L’image de Freud est un enjeu, c’est pourquoi le « portrait moral de Freud » (dire la vérité sur Freud, faire des révélations, débusquer les mensonges, etc.) s’invite au centre des polémiques.

En résumé, le contrôle de la légitimité se négocie âprement entre spécialistes. Les anti-freudiens mobilisent un répertoire qui trouve ses ressources dans la quête de nouvelles déviances ou de vices imputables à Freud, ou dans la dimension normative de la recherche scientifique, qui a beaucoup changé depuis un siècle, en confondant anachronisme et pseudoscience. Samuel Lézé expose le cas de la controverse suscitée par un compte rendu de Frederick C. Crews (« The unknown Freud », 1993) publié dans la prestigieuse New York Review of Books. En annonçant que l’époque de Freud est révolue, Crews a automatiquement suscité une vague de réactions de défense de Freud. Le cœur des débats concerne alors la théorie de la séduction que Freud a abandonnée à la fin du XIXe siècle au profit de la théorie du fantasme. Les anti-freudiens ont ainsi reproché à Freud d’avoir volontairement occulté les traumatismes de ses patients au nom de la théorie psychanalytique. Puis la controverse s’est étendue dans les années 1995-2000 à propos de la question du traumatisme causé par des abus sexuels. Nier les erreurs de Freud reviendrait donc pour ses détracteurs à couvrir les agresseurs.

Un autre cas d’étude est celui de l’exposition Freud, Culture, and Conflict déprogrammée à la Bibliothèque du Congrès à Washington en 1995, et reportée en 1998 après une pétition visant à établir un portrait plus équilibré du fondateur de la psychanalyse. Cette fois-ci, le principal instigateur de la polémique est un Britannique installé aux États-Unis, Peter Swales, ancien assistant des Rolling Stones, éditeur des travaux méconnus de Freud sur la cocaïne, mais aussi l’un des premiers à avoir lancé la thèse selon laquelle Freud a eu une relation adultère avec sa belle-sœur. Là encore, freudiens et anti-freudiens vont s’affronter dans la presse à coup d’arguments moraux.

Samuel Lézé, Freud Wars. Un siècle de scandales

Enfin, d’autres cas survenus en France depuis le début des années 2000 (Le livre noir de la psychanalyse, le rapport de l’INSERM sur l’efficacité des psychothérapies, le livre de Michel Onfray sur Freud, etc.) sont également abordés. Samuel Lézé s’intéresse ici davantage au registre des erreurs imputées à Freud et aux conséquences prétendument désastreuses qui en découleraient. La psychobiographie est à chaque fois un genre qui contamine les critiques faites à Freud. Toutefois, ces cas d’étude révèlent qu’une forme critique de réception est toujours une forme de transmission. Culte de la personnalité ou dégradation morale, la psychanalyse n’est pas seulement vraie ou fausse, mais elle l’est à cause du bon ou du méchant Freud. Dans le fond, Samuel Lézé constate que les attaques ad hominem renforcent en même temps la stature de Freud comme symbole, qui continue à représenter la psychanalyse par excellence dans notre culture, au détriment d’autres figures. Il n’est pas seulement un personnage historique, mais aussi l’icône d’une époque qui a vu la psychanalyse en position dominante. D’où l’une des conclusions paradoxales de l’ouvrage : critiquer Freud, c’est contribuer à la popularisation de la psychanalyse, même si son acmé est révolu.

L’originalité de Freud wars consiste donc en une étude anthropologique qui emprunte d’autres chemins qu’un travail d’histoire ou de philosophie des sciences. Au cadre d’analyse des controverses scientifiques, il substitue celui d’une analyse culturelle, en insistant sur les vecteurs de la transmission du freudisme. Les effets de réception sont comme tous les phénomènes de diffusion des savoirs : ceux-ci ne circulent pas dans l’air libre mais passent toujours pas des médiations culturelles. On retrouve ainsi un autre cadre d’analyse en sciences sociales, celui des « acteurs intermédiaires ». On pense par exemple aux travaux de Christophe Charle et de Jean-François Sirinelli en histoire culturelle, comme à ceux de Florence Weber et de Benoît de L’Estoile sur l’histoire de l’anthropologie. Mais une analyse en termes d’icône ouvre d’autres perspectives, comme l’étude de l’iconographie générée par la figure de Freud dans les médias, la publicité et les arts. À quand une analyse de cette matière plastique ?

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