Concernant la Corée en tant que péninsule comportant deux États en guerre l’un contre l’autre depuis soixante-dix ans, on ne consultera pas Alexis Anne-Braun, bien que le premier roman de ce normalien qui enseigne la philosophie ne soit pas du tout dépourvu d’intérêt. C’est le livre d’un jeune homme passionné d’abord par lui-même et par sa propre culture juive, qui se cherche – comme tout intellectuel honnête et débutant dans ce monde où les repères se sont singulièrement dissous – une raison de croire encore à un avenir, y compris non radieux.
Alexis Anne-Braun, L’approximation des choses. Traversée de la Corée. Fayard, 148 p., 16 €
Critique n° 848-849, janvier-février 2018 : « La Corée, combien de divisions ? », 142 p., 14 €
On en apprendra donc beaucoup sur lui, et peut-être sur sa génération d’indécis en lisant ce journal d’un voyage d’été de Séoul au grand port du sud-est qui s’appelle aujourd’hui Busan (je l’ai connu comme Pusan en 1963, quand il était une sorte de plaque tournante de tous les trafics et sous contrôle américain direct). D’ailleurs, Alexis Anne-Braun ne parle que d’une demi-Corée, celle du Sud, réduit qu’il est, comme la plupart des visiteurs aujourd’hui, à jeter seulement au-dessus de la frontière un œil torve sur l’autre Corée, celle du Nord, le grand méchant loup.
Pourquoi donc citer sa dérive rêveuse et passablement narcissique (c’est de son âge et, comme il a du talent, pas tout à fait ridicule), en regard de l’étude à plusieurs voix, documentée et sérieuse, de la revue Critique ? Eh bien ! parce que ses réflexions, tout autocentrées et superficielles qu’elles sont, témoignent assez bien et de la fascination qu’exerce toujours sur une jeunesse en quête d’exotisme extrême-asiatique et de leçons de vie la mystérieuse civilisation coréenne, dotée d’une langue et d’une culture originales, et de la surprise qu’éprouve l’Occidental à se trouver plongé dans un univers que le développement économique libéral a rendu apparemment si proche de nos propres normes, alors qu’en réalité il continue de fonctionner dans une autarcie presque complète sur le plan des mœurs, de l’existence quotidienne, des attitudes politiques, en somme de tout.
De cette singularité qui rend les contacts réels si trompeurs, le remarquable ensemble constitué par l’équipe de Critique fournit une très éclairante analyse, grâce en particulier au panachage réussi de textes d’ici et de là-bas. La parole y est donnée d’abord au romancier Hwang Sok-yong, dont l’autobiographie, publiée en 2017 à Séoul, fait une grande place aux luttes héroïques que les dissidents comme lui ont menées contre les différentes dictatures de droite au Sud après la partition de 1953, l’auteur étant lui-même un exemple parlant des terribles déchirures de son pays (né en Mandchourie, soumise alors, en 1943, à la botte du colonialisme japonais, fixé au Nord en 1945, passé au Sud où il sera emprisonné pour ses idées en 1993…).
Dans « L’exceptionnalisme de la Corée du Nord », Philippe Pons, correspondant du Monde à Tôkyô, résume en une synthèse vigoureuse le très gros volume (Corée du Nord. Un État-guérilla en mutation) qu’il a publié en 2016 et dont nous avons rendu compte. Il démontre avec la sûreté de jugement qu’on lui connaît l’impossibilité d’avoir un avis manichéen sur le double visage d’une péninsule que les observateurs mal informés ont vite fait d’affubler d’un masque noir au Nord, blanc au Sud, alors que la culture coréenne est une et que les malheurs de la guerre, qui l’ont divisée doublement, n’ont pu modifier en profondeur cette unité.
Les articles français qui suivent, centrés sur le Sud, y observent les changements politiques notables induits par le réveil d’une opinion publique dont le scandaleux naufrage d’un ferry, le 16 avril 2014, et la mort de 304 passagers (parmi lesquels 250 lycéens) ont secoué la passivité et, en révélant la corruption et la gabegie ambiantes, entraîné trois ans plus tard la destitution de la présidente Park Geun-hye (Benjamin Joinau) ; puis les conséquences de l’intrusion d’une modernité fracassante dans une culture restée longtemps en marge du capitalisme et de la consommation (Alain Delissen) ; enfin, l’étrangeté, qui demeure, d’une situation de ni guerre ni paix ayant instauré, en 1953, ce paradoxe d’une frontière artificielle mais pérenne à l’intérieur du même pays (Valérie Gelézeau), cependant que Patrick Maurus attire l’attention sur l’existence d’ « une troisième Corée », une partie du territoire chinois, à l’extrême nord-est de la péninsule, qui est peuplée essentiellement de Coréens et « bénéficie » d’un développement à la chinoise, c’est-à-dire exponentiel mais étroitement contrôlé .
Ce sont pourtant les contributions coréennes de la fin du numéro qui surprendront le plus le lecteur. Tandis qu’une remarquable mise au point de Liu Jie-Hyun (« Comment historiciser le monde en Asie orientale »), en s’appuyant en grande partie sur la réception au Japon de l’histoire « moderne » au sens occidental du terme, plaide pour un dépassement de l’Occident et une réinsertion des histoires propres de chacun des peuples de l’Extrême-Orient dans une histoire globale enfin mondialisée, Chang Kyung-sup livre une réflexion vraiment pénétrante sur le rôle prépondérant de la famille, des liens familiaux qui libèrent et emprisonnent à la fois, dans tous les aspects, du plus intime au politique et à l’économique, de la spécificité coréenne, établissant du même coup, entre les deux Corées, des ressemblances bien plus fondamentales que le déséquilibre actuel, ce déséquilibre absurde né d’un conflit fratricide, qui semble les séparer.
Quant à Kim Kyung-mi, il ne cache pas que cette spécificité s’accommode mal, comme au Japon, de l’intrusion de l’étranger dans le cercle de famille. Croire l’Extrême-Orient plus accueillant à l’autre que notre Occident en fait multiculturel depuis des siècles serait hasardeux, et ce n’est pas l’article un peu trop volontairement œcuménique du philosophe Lee Ki-Sang (« Le ménage sensibilité-spiritualité, fondement de l’identité culturelle coréenne ») qui dissipera l’impression qu’il existe une réelle incompatibilité, au mieux temporaire, entre notre propension occidentale au culte de l’individualité et certain sentiment coréen, et plus largement asiatique, de la prépondérance de la collectivité sur l’individu.
Le bouddhisme est-il la clé de la compréhension de l’unité coréenne ? L’article passionnant de Bernard Senécal, qui donne du bouddhisme coréen une image fortement éclatée et en retrace les polémiques incessantes, ne semble pas aller dans ce sens.
Ce numéro de Critique ouvre sur un pays que nous connaissons (un peu) et aimons (beaucoup), un pays superbe et malheureux qu’il faut essayer de comprendre avant de l’encenser ou de le maudire, des perspectives autorisant quelque espoir, malgré les monstrueuses sottises proférées par l’inculte agité de la Maison Blanche. Il se lit avec délectation d’un bout à l’autre.