Disques (6)
Alors qu’on célèbre à la fin de ce mois de mars le centenaire de la mort de Claude Debussy, le second livre des Préludes du compositeur complète à point nommé la discographie de Maurizio Pollini. Le pianiste profite de ce nouveau disque pour enregistrer, en duo avec son fils Daniele, En blanc et noir du même compositeur.
Debussy, Préludes II – En blanc et noir. Maurizio Pollini et Daniele Pollini, pianos. Deutsche Grammophon, 16 €
Debussy, Préludes I – L’Isle joyeuse. Maurizio Pollini, piano. Deutsche Grammophon, 16 €
Il n’a fallu que quelques mois, au cours de l’hiver 1909-1910, à Claude Debussy pour écrire son premier livre de préludes. En revanche, un peu plus de deux années, de 1910 à 1912, ont été nécessaires pour la composition des douze préludes suivants. Ces deux livres réunissent des pièces indépendantes les unes des autres, chacune d’entre elles ayant son propre pouvoir d’évocation. Le premier livre fait par exemple entendre une mélodie bucolique dans La fille aux cheveux de lin puis, un peu plus tard, un concert de cloches dans La cathédrale engloutie. Le second livre n’est pas en reste avec des Brouillards musicaux en guise de premier prélude, ou encore une citation de l’hymne britannique dans un Hommage à S. Pickwick Esq. P.P.M.P.C. faussement grave : l’humour anglais exprimé en musique ?
Comme Debussy composant ses Préludes, Maurizio Pollini connaît l’effet du temps : trouver une interprétation peut prendre des années. Son disque consacré au second livre de Préludes de Debussy est ainsi publié dix-huit ans après celui dédié au premier livre. L’écoute successive de ces deux disques éclaire l’évolution des intentions musicales du pianiste. En 1999, la lecture très analytique des douze premiers préludes est portée par une précision infaillible qui permet à l’interprète de faire entendre les moindres détails d’une musique qu’il ne faut pas résumer à une simple succession d’atmosphères éthérées. Si certains titres (Voiles, Des pas sur la neige) relèvent de la musique impressionniste, d’autres n’ont rien à voir avec celle-ci : c’est le cas de La sérénade interrompue (morceau que Debussy demande « modérément animé ») et de La danse de Puck (au caractère « capricieux et léger »).
Pour l’enregistrement du second livre, Maurizio Pollini donne davantage de liberté à son interprétation puisque ces pièces ne présentent aucune structure formelle commune. Le prélude consistait à l’origine en un morceau librement improvisé et destiné à introduire une autre pièce, voire une œuvre plus importante. Les préludes sont à présent et depuis longtemps intégralement composés, comme en témoignent, entre autres exemples, les préludes écrits par Bach pour précéder chacune des fugues du Clavier bien tempéré. Il n’en reste pas moins que l’inventivité musicale déployée par le compositeur d’un prélude exige de l’interprète qu’il simule l’improvisation. Pollini joue ce rôle à la perfection dans ce qu’il nous propose aujourd’hui.
Dès le premier prélude, « extrêmement égal », il parvient à ménager des effets de surprise à chaque changement de registre ou de rythme. Dans le suivant, le doux balancement de la mélodie peut parfaitement évoquer la chute chaotique des Feuilles mortes, le pianiste installant un tempo instable grâce à de subtils rubatos. L’ivresse de La Puerta del Vino (une habanera pour laquelle Debussy demande de « brusques oppositions d’extrême violence et de passionnée douceur ») gagne le pianiste qui la transmet peu après au « Général Lavine » – eccentric, prélude « dans le style et le mouvement d’un cake-walk » (danse syncopée originaire du sud des États-Unis et exécutée par les esclaves dans le but d’imiter ironiquement les bals et défilés de leurs maîtres). C’est enfin dans Ondine que l’art de jouer l’improvisation s’exprime le mieux : Pollini y enchaîne avec souplesse quantité de motifs rythmiques et mélodiques, donnant l’impression que rien n’est écrit de ce qu’il joue pourtant avec assurance.
Interpréter Debussy nécessite également de créer des sonorités envoûtantes (les fameuses atmosphères éthérées…). Certains préludes, comme La cathédrale engloutie ou Brouillards, utilisent simultanément les notes les plus graves et les plus aiguës du piano ; Pollini parvient à marier d’une façon confondante ces notes qui, a priori, n’ont pas du tout la même texture sonore. Dans d’autres préludes, plutôt que de plaquer des accords les uns après des autres, il les saupoudre littéralement sur le piano en un geste musical extraordinaire : on les entendra dans Feuilles mortes, La terrasse des audiences du clair de lune, Ondine et par-dessus tout dans Le vent dans la plaine. C’est vraiment la célébration qu’il fallait pour le centenaire Debussy !