L’énigme de la parole

Il n’est pas nécessaire de s’intéresser spécialement au monde musulman pour connaître Rûmi, immense poète, largement traduit dans les principales langues européennes. On sait que la vocation poétique de Rûmi doit beaucoup à un étrange personnage, Shams de Tabriz, qui arriva un jour à Konya, puis en disparut mystérieusement quelques années plus tard.


Shams de Tabriz, La Quête du joyau. Paroles inouïes de Shams, maître de Jalâl al-din Rûmi. Trad. du persan, introduction et notes par Charles-Henri de Fouchécour. Éditions du Cerf, 544 p., 39 € .


Avant de rencontrer Shams, Rûmi est un soufi très classique, illustrant une spiritualité où l’expérience intérieure ne bouscule en rien les formes extérieures de la vie religieuse ; c’est aussi un prédicateur respecté. Sa rencontre avec Shams va tout changer ; sans pour autant récuser les règles et rites de la religion commune, Rûmi deviendra le bouleversant annonciateur d’une religion de l’extase et de l’amour, et donnera à la confrérie qu’il dirige son caractère propre, associant poésie, musique et danses hiératiques des fameux « derviches tourneurs ». C’est dire l’importance de Shams dans l’histoire non seulement religieuse, mais plus généralement culturelle et assurément artistique et littéraire. Un des principaux recueils de Rûmi ne s’intitule-t-il pas Le Divân de Shams de Tabriz (il est fort possible que les deux maîtres aient écrit de concert certains de ces poèmes) ?

Or on ne savait presque rien de ce personnage, ce qui a permis toutes les suppositions et toutes les rêveries (par exemple, Nedim Gürsel, il y a quelques années, avait centré sur la disparition de Shams sa nouvelle poétique, qui est aussi un essai, Le Derviche et la ville). Une source sûre aurait permis d’en savoir plus sur Shams de Tabriz : ses Maqâlât, littéralement « propos », paroles prononcées par Shams devant ses disciples, dont il a probablement rédigé lui-même le recueil. Cependant, l’ouvrage restait peu connu, sa lecture étant non seulement difficile mais surtout très déroutante. La simple difficulté, c’est ce qu’on affronte lorsqu’on lit un philosophe quelque peu abstrus : on sait qu’il faudra le suivre dans des développements dont on perçoit au moins l’objet, ne serait-ce que confusément ; mais avec les Maqâlât, c’est tout autre chose : le lecteur ne tarde pas à se demander : « mais de quoi parle-t-il ? » Il fallait l’audace, le savoir et la patience méditative de Charles-Henri de Fouchécour, le maître de plusieurs générations d’iranologues (dont on avait admiré en 2006 la traduction commentée intégrale du Divân de Hâfez), pour oser une traduction de ce livre. C’est désormais chose faite ; nous pouvons lire les propos de Shams.

Shams de Tabriz, La Quête du joyau. Paroles inouïes de Shams, maître de Jalâl al-din Rûmi

Rencontre entre Shams de Tabriz et Jalâl al-din Rûmi, miniature ottomane, fin XVIe siècle

D’emblée, les faux mystères s’évanouissent : non, Shams n’était pas un extra-terrestre. Pas même l’envoyé clandestin d’une branche minoritaire de l’islam, ni le représentant d’un soufisme quelque peu échevelé. Les indications biographiques que contient son livre permettent de rattacher Shams à une lignée bien identifiée de maîtres d’Azerbaïdjan. Loin d’être antinomiste, il se révèle un guide plutôt sévère, désapprouvant les outrances comportementales ou verbales (le fameux « Je suis le Réel divin » de Hallâj  vaut ce commentaire ironique : « Jamais le Réel divin ne dit “Je suis le Réel divin” »).

Dans son texte, on perçoit aussi, en filigrane, les hautes doctrines métaphysiques développées par des prédécesseurs et des contemporains, dont le point central est le rapport éternel entre « Celui qui est », sans qualité aucune qui viendrait réduire son absoluité, et « tous ceux qui sont », dont l’existence est la manifestation des attributs d’un Principe qui, paradoxalement, en est totalement dépourvu. C’est le classique « L’Un donne ce qu’il n’a pas », de Plotin, dont on retrouve le principe aussi bien dans le Vedanta que dans toute la métaphysique musulmane, notamment chez Ibn ‘Arabî, dont on apprend, en lisant les Maqâlât, que Shams l’a fort fréquenté pendant ses séjours à Damas. Lors de la présentation de La Quête du joyau à l’Institut national des langues orientales, le 24 janvier dernier, Christian Jambet pouvait à bon droit affirmer que tout y est très clair, pour ce qui est du fond doctrinal.

Nous voici donc en terrain connu. C’est alors que, tous les faux mystères, biographiques ou doctrinaux, une fois dissipés, il reste les vrais, il reste un livre extraordinairement énigmatique.« On n’y comprend rien » : plusieurs des éminents chercheurs intervenant lors de la séance du 24 janvier reprenaient cette formule, avec une nuance admirative. On n’y comprend rien, mais on sent qu’il y a quelque chose à comprendre… dont l’existence est d’autant plus certaine qu’on n’y comprend rien. Grâce à Charles-Henri de Fouchécour, nous disposons maintenant d’un texte dont les redoutables difficultés linguistiques ont été levées. Désormais, on comprend tous les mots, toutes les phrases… et l’on n’y comprend rien.

C’est que l’agencement des propos de Shams est foncièrement énigmatique. Des exhortations, des remontrances, au ton assez vif, des anecdotes, parfois lestes, souvent obscures, dont on ne voit pas d’abord le rapport avec ce qui précède, des aperçus doctrinaux rapides et tranchants, se succèdent, sans que l’on saisisse bien comment ils s’enchaînent. Le livre de Shams ne se rattache à aucun des genres de la littérature mystique et dévotionnelle en islam : ni métaphysique, ni poésie, ni conseils (bien qu’il s’approche à certains moments de chacun de ces genres). Shams semble à chaque fois parler au disciple qui est là, présent, à ce disciple particulier qui doit entendre ce propos particulier, dont un autre sans doute pourra faire son profit, mais qui lui est d’abord destiné, en fonction de ses doutes à dissiper et de ses certitudes (à dissiper aussi). Si les propos de Shams sont énigmatiques, c’est qu’il pratique une pédagogie de l’énigme (comparable sans doute, mutatis mutandis, à celle des maîtres zen) : l’auditeur doit être désorienté.

Shams de Tabriz, La Quête du joyau. Paroles inouïes de Shams, maître de Jalâl al-din Rûmi

Grâce à un effort de compréhension, il découvrira, sous la forme déroutante, les doctrines dont parlait Christian Jambet, et le lecteur averti, guidé par les commentaires du traducteur, les trouvera aussi. Il rétablira ainsi la cohérence du propos. Mais ce n’est qu’un premier niveau de sens, celui qui est communicable à tous. Si l’on n’allait pas plus loin, la présentation énigmatique serait superflue, tout au plus serait-elle bonne à faire travailler l’intelligence, avec le grave inconvénient de donner voie à bien des malentendus.

Il faut donc qu’une autre compréhension soit attendue : c’est celle qui se produit plus tard, quand le disciple, soudain, découvre que ces propos avaient un sens qui n’est que pour lui, qui répondait à une question qu’il portait sans peut-être même savoir qu’il la portait. Or cette seconde compréhension suppose que le propos soit longuement ruminé, que l’explication de premier niveau qu’on lui a trouvée laisse un goût d’inachevé, que l’énigme résiste. Shams émaille ses propos de considérations réflexives sur les vertus de la parole énigmatique : « Mes paroles (…), si je les dis cent fois, à chaque fois un nouveau sens se comprend… » Dans ce livre obscur, une chose est claire : l’auteur est convaincu que seule la parole énigmatique est efficace. Position radicale qui n’intéresse pas seulement les « spécialistes d’une spécialité » (en l’occurrence l’islamologie) mais plus largement tous ceux qui s’interrogent sur la parole, avant tout sur la parole efficace par excellence, si l’on en croit l’étymologie : la poésie.

Le vrai mystère des Maqâlât, une fois déblayées les obscurités linguistiques, historiques et philosophiques, c’est le mystère de l’efficience de la parole. S’y ajoute un second, qui est probablement le même sous un autre aspect : le mystère de la rencontre. Au cœur de l’affaire, il y a cette rencontre inouïe entre Shams et Rûmi, cette reconnaissance immédiate, intuitive, sur laquelle reviennent sans cesse les Maqâlât. Seule une rencontre de même nature entre Shams et son auditeur assurera le succès de sa pédagogie de l’énigme : l’efficace de l’énigme posée à un homme réel, concret, qui n’est nul autre homme, vient aussi de ce qu’elle est posée par un autre homme réel et différent de tous. Comme le dévoilement du sens de la parole, le dévoilement de l’autre est soudain, mais peut être précédé d’une souterraine maturation : « Des années passent avant que soudain l’amitié advienne… ». Nous voici derechef face à une question dont la portée passe le strict domaine de l’histoire des religions : que se passe-t-il entre deux hommes et singulièrement entre un auteur et un lecteur ? Que se passe-t-il quand un écrivain, ou un peintre, ou un compositeur, dont l’œuvre nous était comme fermée, soudain s’ouvre à nous ?

Comme Henri Bremond ressuscitant naguère les mystiques les plus oubliés du siècle de Louis XIII pour nous conduire peu à peu, en près de cinq mille pages, vers cette simple question : « Vivons-nous vraiment ? », Henri de Fouchécour, traducteur et interprète, passe par un derviche du XIIIe siècle persan pour nous mener à celles-ci : « qu’est-ce que la parole efficace ? Qu’est-ce que la rencontre des hommes dans la parole ? » Ont-il pris un long détour ? Je ne le crois pas. Il fallait passer par ces personnages : en revenant à l’intensité de ce que ces mystiques ont vécu, de telles questions sont à jamais préservées de s’édulcorer en d’inoffensifs débats entre lettrés.

À la Une du n° 52