Le jeu du chat et de la Sophie

Sixième édition, revue et augmentée, des Histoires vraies de Sophie Calle, publié pour la première fois en 1994. Un livre entre la pudeur et l’impudeur, le dire et le taire, le montrer et le cacher. Avec toujours ce même goût pour le je(u) d’enfance.


Sophie Calle, Des histoires vraies. Actes Sud, 128 p., 19,50 €


Il faudrait la croire pour la voir. Prendre pour argent comptant ces histoires à dormir debout, Sophie-la-pas-sage qui chaparde dans les grands magasins, Sophie-la-plus-grande qui projette de se marier sur la piste d’un aéroport, Sophie et son drap brodé à ses initiales, Sophie et son dé d’amour, Sophie ceci et Sophie cela, Sophie par-ci, Sophie par-là. Sophie Calle nulle part, parfois, aussi : « J’avais deux ans. Cela se passait sur une plage, à Deauville je crois. Ma mère m’avait confiée à un groupe d’enfants. J’étais la plus petite, ils jouèrent à se débarrasser de moi. Ils se groupaient, se parlaient en chuchotant, éclataient de rire et détalaient dès que j’approchais d’eux. Moi, je leur courais après et je hurlais ‟attendez-moi, attendez-moi”. Ça m’est resté. »

Sophie Calle, Des histoires vraies

Au jeu du chat et de la Sophie, c’est à qui perd gagne. Et dans un livre qui hésite entre le puzzle autobiographique et la marelle autofictionnelle, le faux est souvent plus vrai que le vrai. Vous n’êtes pas convaincu ? Lisez/regardez dans l’ordre que vous voudrez les dix récits/photographies qui composent la série « Le Mari ». Bien malin celui qui pourrait dire, à la fin, quelle est la fin. Tel est donc pris qui se retrouve… marri : « Notre hymen improvisé, au bord de la route qui traverse Las Vegas, ne m’avait pas permis de réaliser le rêve inavoué que je partage avec tant de femmes : porter un jour une robe de mariée. En conséquence, je décidai de convier famille et amis, le samedi 20 juin 1992, pour une photographie de mariage sur les marches d’une église de quartier à Malakoff. Le cliché fut suivi d’une fausse cérémonie civile prononcée par un vrai maire et d’un banquet. Le riz, les dragées, le voile blanc… rien ne manquait. Je couronnais d’un faux mariage l’histoire la plus vraie de ma vie. »

Il faut dire qu’être soi n’est jamais allé de soi pour Sophie Calle… si l’on s’en tient, bien sûr, à ce qu’elle nous raconte. Et montre… Les petites imperfections que ses grands-parents souhaitent corriger (nez, cicatrice trop voyante, oreilles décollées), une poitrine trop plate que sa mère raille. Il n’en faut pas plus à la petite pour se croire mal fichue. Son corps est peut-être bien le corps du délit : « Je posais nue, chaque jour, entre neuf heures et midi. Et chaque jour, un homme assis à l’extrémité gauche du premier rang me dessinait pendant trois heures. Puis, à midi précisément, il sortait de sa poche une lame de rasoir et, sans me quitter des yeux, il lacérait méticuleusement son dessin. Je n’osais bouger, je le regardais faire. Il quittait ensuite l’atelier, abandonnant derrière lui ces morceaux de moi-même. La scène se renouvela douze fois. Le treizième jour, je ne vins pas travailler. »

Sophie Calle, Des histoires vraies

Sophie Calle, Le faux mariage

« Chaque fois que ma mère passait devant l’hôtel Bristol, elle marquait un arrêt, se signait, et nous priait de la boucler : ‟Silence, disait-elle, c’est ici que j’ai perdu ma virginité”. » Toujours l’intime, chez Sophie Calle, est au prix d’une double contrainte, quelque part entre la pudeur et l’impudeur, mais aussi le dire et le taire, le cacher et le montrer. On comprend mieux, dès lors, l’usage de la photographie dans ces Histoires vraies : l’image crue entre toutes les images ; la vérité toute nue de l’artifice. En témoigne cette étrange scène de strip-tease répété, à laquelle on croit et on ne croit pas : « J’avais six ans et j’habitais rue Rosa-Bonheur chez mes grands-parents. Le rituel quotidien voulait que je me déshabille tous les soirs dans l’ascenseur de l’immeuble et arrive ainsi nue au sixième étage. Puis je traversais à toute allure le couloir et, sitôt dans l’appartement, je me mettais au lit. Vingt ans plus tard, c’est sur la scène d’une baraque foraine donnant sur le boulevard Pigalle que je me déshabillais chaque soir, coiffée d’une perruque blonde au cas où mes grands-parents qui habitaient le quartier viendraient à passer. »

Mais que cache donc Calle que Sophie ne cesse de nous montrer ? Un peut-être d’identité qui se confond souvent avec un doute d’intimité. Un quelque chose quelque part du côté d’une origine défaillante. Serait-ce son côté maternel, juif ? Monique Sindler, la mère donc, n’était-elle pas la dédicataire de la première édition des Histoires vraies ? Allez savoir… Et certainement pas voir !

Sophie Calle, Des histoires vraies

Sophie Calle, Le Nez

L’intimité : l’autre nom du couple… qui n’est pas à la noce ! Si les histoires d’amour finissent mal en général, celles de Sophie Calle ont bien de la peine à commencer. Voire : elles avortent systématiquement. On ne compte plus en effet, dans ce livre comme dans les travaux de l’artiste (ce qui revient souvent au même), les histoires de rencontres passées à côté, les mariages ratés, les fiançailles repoussées, quand elles ne sont pas tout simplement annulées. On dirait que Sophie ne trouve jamais sa moitié (parce qu’elle ne s’éprouve pas tout à fait comme femme ?) : « Dans mes fantasmes, c’est moi l’homme. Greg s’en aperçut vite. C’est peut-être pourquoi un jour il m’a proposé de le faire pisser. Cela devint un rituel entre nous : je me collais derrière lui, je déboutonnais à l’aveugle son pantalon, je prenais son pénis, je m’efforçais de le placer dans la position appropriée, de bien viser. Puis je le rentrais nonchalamment et fermais la braguette. Peu après notre séparation, je proposai à Greg de faire la photo souvenir de ce rituel. Il accepta. Alors, dans un studio de Brooklyn, sous l’œil de la caméra, je l’ai fait pisser dans un seau en plastique. Ce cliché me servit de prétexte pour poser la main sur son sexe, une dernière fois. Ce soir-là j’acceptai le divorce. »

Sophie Calle, Des histoires vraies

Sophie Calle, Monique

Est-ce à dire que, dans sa vie d’artiste, Sophie Calle n’a jamais cessé d’être cette enfant qui court après l’enfance, comme on court après le temps qui passe ? Avec la certitude que papa et maman sont encore là qui la regardent jouer, imagos (sur)veillant en permanence son Moi-Image : « Quand ma mère est morte, j’ai acheté une girafe naturalisée. Je lui ai donné son prénom, et je l’ai installée dans mon atelier. Monique me regarde de haut, avec ironie et tristesse ».

Cette sixième édition des Histoires vraies, revue et augmentée comme on dit, s’achève sur une vraie histoire : la mort des parents et celle du chat nommé… Souris. C’est un moment, rare, d’émotion contenue et partagée. On ne joue plus ? Il faudra voir…

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